La Grand’mère (Eugène SCRIBE)

Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 14 mars 1840.

 

Personnages

 

MADAME DE CHAVANNES

ADINE, sa petite-fille

M. DE BRESSON, ancien militaire

AMÉDÉE, lieutenant de vaisseau

DIDIER, jeune agent de change

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe à Paris dans l’hôtel de madame de Chavannes.

 

 

ACTE I

 

Un salon. Porte au fond. Deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

DIDIER, BRESSON

 

DIDIER, tenant sous le bras une liasse de papiers et arrangeant sa cravate devant une glace.

Est-il étonnant !... vouloir que je le présente à madame de Chavannes, ma cliente... Je vais lui remettre sa lettre... elle fera ce qu’elle voudra... Voilà une cravate détestable.

Il continue à arranger sa cravate.

BRESSON, entrant par la porte du fond et parlant à la cantonade.

Ces dames ne sont pas encore visibles... eh bien ! j’attendrai... Ne vous inquiétez pas de moi, et surtout ne les dérangez pas...

Apercevant Didier.

Quelqu’un de la maison...

DIDIER, se retournant.

Un étranger !...

BRESSON.

J’aurais désiré parler à madame de Chavannes...

DIDIER.

Je l’attends.

BRESSON, s’asseyant.

Moi de même... Monsieur est son parent peut-être ?

DIDIER.

Je suis son agent de change.

BRESSON.

Ah ! agent de change...

DIDIER.

Voilà quinze jours que j’ai traité. Didier, successeur de M. Galuchard.

BRESSON.

Galuchard... mon ancien et vieil agent de change.

DIDIER.

Monsieur est mon client ? j’en suis enchanté... Une charge superbe que j’ai achetée huit cent mille francs... tout compris...

BRESSON.

Moi aussi... à ce qu’il paraît !...

DIDIER.

Cela va sans dire...

BRESSON.

Et ma confiance... s’il vous plaît ?

DIDIER.

Elle est de droit !... elle est inhérente à ma charge ; et puis il ne faut pas croire que les jeunes agents de change n’entendent pas les affaires aussi bien que les anciens ; vous verrez, Monsieur, que je ne néglige rien...

BRESSON.

Pas même l’art de mettre sa cravate.

DIDIER, riant.

Vous étiez là... vous m’avez vu... c’est vrai... Vous comprenez que pour payer huit cent mille francs quand on ne les a pas... il faut un mariage, un beau mariage ; c’est ce que me répète ma mère, et cela exige une tenue continuelle : la cravate de chez Bodier et les gants jaunes... le matin au manège, et le soir au bal... Les affaires me donnent un mal affreux, à moi surtout qui suis un peu lourd, un peu gauche... et qui m’entende mieux à faire un report qu’une déclaration ; mais il le faut ! il me faut une dot de cinq cents à six cents pour le moins...

BRESSON, étonné.

Ah ! c’est de rigueur...

DIDIER.

Tout le monde vous le dira... Trois cents pour un notaire, cinq cents pour un agent de change... c’est le tarif ! il y avait une jeune personne charmante, une cousine, qui m’aurait convenu à merveille !... Nous nous adorions ; mais que voulez-vous ?... une femme de deux cents... pas possible ; elle a été obligée d’épouser un avoué.

BRESSON.

Qui eu a couru la chance !

DIDIER.

Comme nous la courons tous !... Des chances terribles... On ne nous plaint pas assez... il faut du courage dans notre état... et si nous n’avions pas là, pour nous dédommager, des clients... de bons clients...

BRESSON.

Je comprends maintenant pourquoi il faut que je sois le vôtre !

DIDIER.

Vrai... vous le devez... par délicatesse !... D’ailleurs, vous me jugerez, et je me flatte que vos affaires seront en bonnes mains...

BRESSON.

Eh bien ! nous verrons... J’arrive de Rio-Janeiro avec des fonds à placer, et j’avais pensé à des propriétés.

DIDIER, vivement.

N’achetez pas !...

BRESSON.

C’est mauvais ?

DIDIER.

Au contraire ; c’est trop sûr, ça ne rapporte rien... achetez-moi des rentes.

BRESSON.

On parle de les rembourser...

DIDIER.

Les députés qui n’en ont pas, mais qui, en revanche, ont notre estime... car ils poussent à la vente et enrichissent les agents de change... témoin madame de Chavannes, qui, ce matin, m’a dit de vendre.

BRESSON.

Madame de Chavannes vend ses rentes ?

DIDIER.

Pour payer les dettes de feu son mari !

BRESSON.

Il est donc mort ? vous en êtes bien sûr ?

DIDIER.

J’ai assisté à l’inventaire... il y a dix-huit mois...

BRESSON.

Et sa femme ?

DIDIER.

Quoique séparée de biens, elle veut tout payer, de sorte que, liquidation faite, elle ne sera pas riche.

BRESSON, vivement.

Tant mieux !

DIDIER, étonné.

Comment, Monsieur ! et qui donc êtes-vous ?

BRESSON.

Son ami intime... celui de son mari... Ce pauvre Chavannes... il n’était pas fort, mais un grand nom... un ancien noble !... L’empereur les aimait... ce qui ne l’empêchait pas d’en faire de nouveaux... Moi, par exemple, simple housard, puis colonel, puis général, puis comte de l’empire... moi, Bresson... fils d’un maître de poste.

DIDIER.

Vous, Monsieur le comte ?...

BRESSON.

C’est là mon origine... elle m’a porté bonheur ; je devais réussir dans la cavalerie, et c’est dans une charge de mes housards que j’ai dégagé ce diable de Chavannes, qui s’était laissé cerner par les Autrichiens... et je lui ai même épargné un coup de sabre qui lui aurait fait du tort, car il était beau garçon... Moi, c’est différent !... Je ne risquais rien... au contraire... ça m’a embelli... Voilà comment nous avons fait connaissance... Et plus tard, à Erfurt... quand il m’a présenté à sa femme, quand je l’ai vue pour la première fois... Voilà de ces jours... de ces moments qu’on n’oublie pas...

DIDIER, avec finesse.

Je vous soupçonne, général, d’en avoir été amoureux.

BRESSON.

Cette malice !... voilà trente ans que je ne fais que ça... et je le dis à tout le monde... Mais alors, je me taisais... car il y avait là deux rivaux avec qui je ne pouvais pas me mesurer... deux empereurs... rien que cela... Oui, morbleu !... à Erfurt, tous les deux passaient leurs soirées chez elle... tous les deux lui faisaient la cour, et ils n’ont rien obtenu... Elle a reçu de sang-froid, et sans s’émouvoir, les hommages de Napoléon, d’Alexandre et de bien d’autres... car c’était une vertu terrible et si aimable cependant ; aussi je vous demande par quelle fatalité... moi, officier de fortune, sans usage du monde, sans éducation, j’allai tomber amoureux d’une femme chez qui se trouvaient réunis le bon ton et la grâce, la finesse de l’esprit, l’élégance des manières... C’était absurde... je me le disais... cela n’y faisait rien ; et ne sachant à qui m’en prendre, ça me mettait dans des rages qui retombaient toujours sur l’ennemi. Voilà comment je suis devenu général par mauvaise humeur... C’est à elle que je le dois...

DIDIER.

En vérité !

BRESSON.

Oui, morbleu !... partout j’ai fait mon chemin... excepté auprès d’elle ! et le temps ne m’a point changé ; je l’aime comme le premier jour... Je suis resté jeune de cœur... comme elle est restée jeune de tournure et de visage... du moins, il y a deux ans, quand je l’ai quittée...

DIDIER.

Vous la retrouverez de même, gracieuse et fraîche, malgré ses beaux cheveux blancs.

BRESSON.

Des roses sous la neige !... Toujours le même âge... je m’en doutais !... Elle s’arrête, et moi je vais toujours... et ce n’est pas ma faute !... Et sa famille ?...

DIDIER.

Il ne lui reste que sa petite-fille... mademoiselle Adine, qui est riche, celle-là ! et qu’elle veut marier. Un beau parti... pour un agent de change.

BRESSON, souriant.

Vous y pensez... mon gaillard !...

DIDIER.

Moi ! je pense à tout... et si quelque parent... si quelque ami, général, donnait cette idée-là à madame de Chavannes... il ne serait pas impossible... C’est elle !...

BRESSON, se levant vivement.

Ah ! mon Dieu !

Il se tient un peu à l’écart.

 

 

Scène II

 

DIDIER, MADAME DE CHAVANNES, BRESSON

 

MADAME DE CHAVANNES.

Bonjour, mon cher Didier...

Se retournant, et courant à Bresson en poussant un cri de surprise.

Ah ! vous ici !... vous, général ! et depuis quand ?

BRESSON.

Débarqué avant-hier au Havre... arrivé ce matin à Paris.

MADAME DE CHAVANNES.

Votre première visite est pour moi... je vous en remercie.

BRESSON.

Vous êtes bien bonne... car je l’aurais voulu, que je n’aurais pas pu faire autrement... Mais les affaires avant tout... Voilà M. Didier qui veut vous parler ; et moi, dans ce moment... je n’ai besoin que de vous voir ! Ainsi ne vous gênez pas.

DIDIER.

C’est ce projet de liquidation que je veux vous soumettre... et puis, un ami... un camarade de collège arrivé depuis quelques jours à Paris, et qui, apprenant que j’avais l’honneur d’être votre agent de change, me supplia de le présenter chez vous.

MADAME DE CHAVANNES.

Vraiment !... et quel est-il ?

DIDIER.

Cette lettre vous le fera connaître... Un officier... un jeune homme charmant.

BRESSON, se levant.

Un jeune homme !

MADAME DE CHAVANNES.

Présenté par vous... cela suffisait ! sa lettre est inutile... Demain, nous en causerons, ainsi que du projet de liquidation.

DIDIER, bas, à Bresson.

N’oubliez pas de parler pour moi.

BRESSON.

Soyez tranquille.

DIDIER.

Je cours à la Bourse.

Saluant.

Général... Madame...

Il sort.

 

 

Scène III

 

MADAME DE CHAVANNES, BRESSON

 

BRESSON, commençant avec un peu d’embarras.

Il m’a l’air original, votre jeune agent de change... Du reste, un brave garçon !... D’abord, il s’en va !... c’est bien à lui... et puis il m’a appris des choses que je savais... mais qui m’ont fait plaisir.

MADAME DE CHAVANNES.

Et lesquelles, mon ami ?

BRESSON.

Mon ami !... voilà un mot de vous que je n’ai jamais pu entendre sans émotion... et pourtant il y a bien des années que vous me l’avez adressé pour la première fois.

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, je vous vois encore, blessé et couvert de sang, me ramener mon mari que vous veniez de sauver !... une belle action !

BRESSON.

Qui m’a coûté cher... C’est un des beaux traits de ma vie qui m’a fait le plus de tort... pas dans le moment... mais plus tard... quand je me suis avisé de vous aimer... quand je vous aurais disputée au monde entier... Mais tout cela, vous l’avez oublié... ou plutôt vous ne l’avez jamais vu...

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

C’est égal... il y a des choses dont on ne s’aperçoit pas... mais dont on se souvient.

BRESSON.

Au moins, vous me rendez justice ; j’ai fait tout ce que j’ai pu pour me guérir.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous vous êtes marié ?...

BRESSON.

Ou plutôt on m’a marié... Notre empereur, qui se mêlait de tout, me dit un jour : « Bresson, tu perds ton temps. – J’en ai à perdre. – Madame de Chavannes a un mari. – J’attendrai. – Et, en attendant, tu es le plus pauvre de mes généraux. – C’est votre faute. – C’est vrai ! aussi j’ai pensé à toi : je t’offre un million de dot... la fille d’un de nos fournisseurs. – Mais le père ? – Tu lui diras que je le veux. – Mais la fille ? – Je le veux. – Mais moi, sire ? – Toi, tu m’obéiras... sinon, je te laisse à Paris, et nous allons sans toi nous faire tuer en Russie. » Que voulez-vous ?... le lendemain j’étais marié, et quinze jours après sur la route de Moscou.. Une rude épreuve !

MADAME DE CHAVANNES.

Que cette campagne-là !

BRESSON.

Eh ! non... je vous parle de mon mariage ! Une femme avec laquelle il n’y avait ni paix ni trêve... il est vrai, qu’eût-elle été charmante, vous étiez toujours-là... je comparais !... Ce n’était pas sa faute... mais la vôtre... Enfin, la pauvre femme est morte, me laissant une fille qui est tout son portrait !... Depuis, et à la Restauration, j’ai déposé l’épaulette !... Associé avec mon beau-père, j’ai parcouru le Mexique et le Brésil, faisant fortune pour tuer le temps, et revenant en France, riche au moment où, par bonheur, vous ne l’êtes plus !

MADAME DE CHAVANNES.

Moi ?...

BRESSON.

Oui... oui ; ce n’est pas pour rien que j’ai causé une demi-heure avec votre agent de change. Je sais que M. de Chavannes, qui agissait en grand seigneur, a dissipé plus que son patrimoine... que vous voulez vendre le vôtre pour payer ses dettes ; et moi, votre ami, je ne le souffrirai pas... Oui, Madame, mes biens sont à vous... disposez-en... et je vous dirai : Merci.

MADAME DE CHAVANNES.

Y pensez-vous ?

BRESSON.

Ah ! si vous êtes fière... c’est autre chose... si vous ne voulez rien accepter de mon amitié... tant pis pour vous... prenez-y garde ! je vais me présenter comme mari.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous !

BRESSON.

Voilà ce que vous y aurez gagné !... excepté que ce n’est plus moi qui vous rends un service... c’est vous, au contraire, à qui je devrai tout ; mais, moi, je ne suis pas comme vous, je ne suis pas fier, je me résigne à la reconnaissance, et ma vie entière se passera à vous le prouver.

MADAME DE CHAVANNES.

Ah !... je ne sais comment vous remercier.

BRESSON.

En acceptant ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Je le voudrais... je vous le jure... mais je ne le peux.

BRESSON.

Vous ne le pouvez pas ?

MADAME DE CHAVANNES, avec expansion.

Non, mon ami.

BRESSON, avec colère.

Ah ! vous êtes une femme née pour mon tourment... une femme...

MADAME DE CHAVANNES, lui serrant la main.

Qui est votre meilleure amie, et qui, pour cela même, ne veut pas compromettre votre bonheur... car vous exigez d’elle un sentiment qu’elle ne peut vous donner...

BRESSON.

Vous me donnerez ce que vous pourrez...

MADAME DE CHAVANNES.

Vous seriez malheureux...

BRESSON.

Qu’est-ce que cela vous fait ? si c’est mon bonheur !

MADAME DE CHAVANNES.

Vous auriez des regrets.

BRESSON.

Ça me regarde !

MADAME DE CHAVANNES.

Et moi aussi... moi, qui vous aime...

BRESSON.

Dites plutôt que vous n’aimez personne... que votre cœur froid et indifférent ignore ce que c’est qu’une passion violente et durable...

MADAME DE CHAVANNES, avec émotion.

Qu’en savez-vous ?... qui vous dit que je n’ai point passé ma jeunesse à combattre et à vaincre ; à me cacher à tous les yeux, à tromper tout le monde, et vous tout le premier ?... Ah ! je peux tout dire maintenant, j’en ai le droit, par malheur... Eh bien ! oui... il a existé quelqu’un au monde qui a eu mes pensées, mon âme, ma vie tout entière, et il n’en a jamais rien su !... Il était jeune, il était brave... tout le monde l’aimait... et il n’aimait que moi... Ami intime de mon mari, je le voyais tous les jours... et pour mieux cacher à ses yeux cet amour qui me consumait... il fallait affecter l’indifférence, l’éloignement, la haine... Oui, il a cru que je le haïssais... et j’ai été témoin de son désespoir qui doublait le mien. Enfin, et prête à succomber... j’ai voulu mettre entre nous une double barrière... je l’ai marié... je lui ai donné une femme jeune, riche, charmante... j’ai souri à leur union... j’ai fait des vœux pour leur bonheur... et vous croyez que je ne sais pas aimer !

BRESSON.

Je le crois !... je le crois maintenant... et celui-là, quel est son nom ?... quel est-il ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Il est mort !...

BRESSON.

C’est bien heureux pour lui.

MADAME DE CHAVANNES.

Mort ! Il y a bien longtemps de ce que je vous dis là... Bien des années se sont écoulées... bien des chagrins sont arrivés à mon aide pour affaiblir celui-là ; mais rien n’a pu l’effacer entièrement... malgré moi, vous le voyez, je retrouve en vous le racontant des larmes que je croyais taries... En vain je suis libre... en vain la mort de mon mari me rend maîtresse de ma main... il y a là des souvenirs qui vivent dans mon cœur et m’empêchent d’en disposer !... De ce côté-là, je ne suis pas veuve encore ; c’est un engagement plus fort que les lois, que ma raison !... que moi-même !... Et maintenant, mon ami, croyez-vous que je sache aimer ?

BRESSON.

Ah !... que trop !... que trop, mille fois !... comme à l’ordinaire... vous avez raison ! et moi, je n’ai rien à dire... mais si cependant un jour cela s’effaçait...

MADAME DE CHAVANNES, vivement.

Je vous le dirais !

BRESSON.

À la bonne heure... j’attendrai... c’est que voilà vingt ans que j’attends...

MADAME DE CHAVANNES, avec bonté, et prenant sur la  table le billet que lui a remis Didier.

Eh bien ! alors... quand on a attendu vingt ans...

BRESSON.

C’est juste... on peut bien encore... pourvu que vous me permettiez de vous en parler de temps en temps...

MADAME DE CHAVANNES.

Quand vous voudrez.

BRESSON.

Eh bien ! parlons-en... ce matin... ce soir !

MADAME DE CHAVANNES, qui a lu le billet.

Ah ! mon Dieu !...

BRESSON.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME DE CHAVANNES.

Rien... mais ce nom... cette signature...

BRESSON.

N’est-ce pas cette lettre que vous a remise votre agent de change, un jeune homme qui demande à vous être présenté ?

MADAME DE CHAVANNES, se mettant à écrire.

Précisément.

BRESSON.

C’est tout simple, et vous voilà tout émue...

MADAME DE CHAVANNES.

Nullement... cela a rapport à une affaire que vous m’aviez fait oublier... que j’ai promis d’examiner... et dans ce moment...

BRESSON.

Je vous gêne...

MADAME DE CHAVANNES.

Oh ! non !...

BRESSON.

Cela veut dire oui... Je m’en vais !

MADAME DE CHAVANNES.

Pas pour longtemps, j’espère... je vous ai dit que je passais ici la soirée... je compte sur vous.

Elle se lève et sonne.

BRESSON.

Et vous avez parbleu bien raison...

MADAME DE CHAVANNES, à un domestique.

Cette lettre sur-le-champ... à son adresse...

Au général.

Je ferai votre piquet... nous causerons de votre fille... de son mariage...

BRESSON.

Et quant au nôtre, j’aurai de la patience... si vous me promettez que personne ne sera plus heureux que moi...

MADAME DE CHAVANNES.

Je vous le jure...

BRESSON.

C’est toujours ça... Adieu... à ce soir.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE CHAVANNES, puis ADINE

 

MADAME DE CHAVANNES, regardant Bresson qui s’éloigne.

Pauvre homme ! un véritable ami que j’ai là !... sa vue réveille en moi tous mes souvenirs de jeunesse... et quand il me quitte, il me semble voir le passé qui s’en va...

Se retournant et apercevant Adine qui entre.

Heureusement, voici l’avenir !... voici ma petite-fille !... Bonjour, mon enfant.

ADINE, tenant son ouvrage à la main.

Bonjour, ma bonne mère.

MADAME DE CHAVANNES, s’asseyant à droite.

Il y a bien longtemps que je ne t’ai vue.

ADINE.

C’est ce que je me disais... aussi j’arrive. Voulez-vous que je vous fasse de la musique... que je vous chante les romances que vous aimez ?

MADAME DE CHAVANNES.

J’aime mieux causer avec toi...

ADINE.

Et moi aussi... vous avez toujours de bonnes idées.

S’asseyant.

Vous ne songez qu’à mes plaisirs...

MADAME DE CHAVANNES.

Mets-toi là... plus près... j’ai de grandes confidences à te faire.

ADINE, avec joie.

Des secrets !...

MADAME DE CHAVANNES.

Précisément !

ADINE.

Quel bonheur !... le cœur me bat !...

MADAME DE CHAVANNES, après un instant de silence.

On ne dit jamais rien aux petites filles... c’est un tort !

ADINE.

C’est bien vrai ! elles sont obligées de deviner.

MADAME DE CHAVANNES.

Et souvent tout de travers.

ADINE.

Vous voulez me parler du bal de ce soir.

MADAME DE CHAVANNES.

Du tout... je veux te parler de mariage...

ADINE, sautant sur sa chaise.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DE CHAVANNES.

Voilà que tu as peur...

ADINE.

Dame !... vous ne me prévenez pas !

MADAME DE CHAVANNES.

Te voilà prévenue !...

ADINE, avec inquiétude.

Eh bien ! alors... parlez vite !... vous avez un parti... vous avez quelqu’un.

MADAME DE CHAVANNES.

Personne !...

ADINE.

À la bonne heure !...

MADAME DE CHAVANNES.

Je veux te consulter... car, entre nous, il est très difficile de te marier.

ADINE.

Vous croyez... il ne me semblait pas...

MADAME DE CHAVANNES.

D’abord... tu es très riche... et il est à craindre qu’on ne t’épouse que pour ta fortune...

ADINE.

Ah ! quelle idée !... comment donc faire ?

MADAME DE CHAVANNES.

Bien réfléchir... bien examiner avant de nous prononcer... cela me regarde...

ADINE.

Bon !... c’est une peine de moins.

MADAME DE CHAVANNES.

Pour cela, c’est à toi de m’indiquer ceux qui, dans les réunions, dans les soirées, sont galants et assidus près de toi... ceux, en un mot, qui te font la cour.

ADINE.

Je comprends...

MADAME DE CHAVANNES.

Y en a-t-il ?

ADINE.

Beaucoup ! du moins en dansant avec moi... ils me donnent à entendre que je suis jolie... et comme ils le disent tous, il faut croire qu’il y a quelque chose de vrai.

MADAME DE CHAVANNES.

Et bien ! ma chère enfant, parmi ceux-là, as-tu distingué quelqu’un ?

ADINE.

Ce n’est pas aisé... ils dansent... ou plutôt ils marchent tous de même... ils ont le même esprit... les mêmes phrases... les mêmes gants jeunes... il n’y a pas de raison pour avoir de préférence...

MADAME DE CHAVANNES.

Tu ne peux cependant pas les choisir tous. Et d’abord, M. Didier, notre agent de change, j’ai remarqué que tu causais volontiers avec lui.

ADINE.

C’est vrai !...

MADAME DE CHAVANNES.

Il a donc de l’esprit ?

ADINE.

Lui ! le pauvre jeune homme, il n’y pense seulement pas !

MADAME DE CHAVANNES.

Il a donc un bon caractère ?...

ADINE.

Je n’en sais rien ! Mais il dit toujours du bien de ses amis... puis, il me parle de la Bourse... d’emprunts... de fin courant, cela m’instruit... Enfin, nous nous entendons très bien... je l’aime beaucoup... mais je ne l’épouserai pas !...

MADAME DE CHAVANNES.

C’est bien !... tu m’avais fait peur à ton tour... et je me rassure...

ADINE.

Pourquoi donc ?

MADAME DE CHAVANNES.

Parce que parce que, je vois que, grâce au ciel, tu n’as encore choisi personne...

ADINE.

Mais, ma bonne maman, est-ce qu’il y a nécessité de ne choisir que parmi ceux qui sont ici ?

MADAME DE CHAVANNES.

Comment cela ?

ADINE.

Est-ce que les autres sont exclus du concours ?

MADAME DE CHAVANNES.

Que veux-tu dire ?... Il y a donc quelqu’un que tu aurais distingué ?

ADINE.

Je n’en sais rien ! mais j’y pense toujours ! et depuis mon voyage de Toulon...

MADAME DE CHAVANNES.

Comment... c’est l’an dernier, quand tu as été aux îles d’Hyères avec ta tante...

ADINE.

Oui, maman, et si vous voulez que je vous raconte...

MADAME DE CHAVANNES.

Certainement !... nous autres grand’mères ne sommes au monde que pour cela !... Tu es donc arrivée avec ta tante à Toulon...

ADINE.

Où son mari, le vice-amiral, est préfet maritime, et pendant deux mois que nous y sommes restées, il venait tous les soirs chez le préfet déjeunes officiers de marine qui étaient très aimables... un surtout...

MADAME DE CHAVANNES, avec joie.

Amédée de Versigny...

ADINE.

Vous le connaissez !...

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne l’ai pas encore vu !... mais je connaissais son père ; c’est à ma recommandation que ta tante avait reçu le fils... l’avait invité chez elle...

ADINE.

J’ai cru que c’était par hasard !

MADAME DE CHAVANNES.

Un hasard arrangé entre grands parents.

ADINE.

Et pourquoi donc ?

MADAME DE CHAVANNES.

Amédée, qui maintenant a perdu tous les siens, se trouve bien jeune encore à la tête d’une immense fortune... C’est enfin ce qu’on appelle dans le monde un excellent parti, et sans avoir encore à ce sujet d’idées bien arrêtées... sachant qu’il était à Toulon à la même époque que toi, j’ai désiré que vous eussiez quelques occasions de vous rencontrer...

ADINE.

Et vous avez bien fait !... c’est un si bon jeune homme ! et dans toutes ses manières il y avait tant de bonhomie... tant de franchise... Toutes mes cousines l’adoraient et le lui disaient...

MADAME DE CHAVANNES.

Et toi ?

ADINE.

Oh ! moi !... je ne le lui disais pas !...

MADAME DE CHAVANNES, vivement.

Est-ce qu’il te faisait la cour ?... Est-ce qu’il t’a adressé des mots de tendresse ?

ADINE.

Jamais !... il n’y songeait pas !... il ne songeait qu’à ses études, à ses épaulettes de lieutenant, à sa frégate qui dans quelques jours devait mettre à la voile. Il nous parlait de son père...

MADAME DE CHAVANNES.

Son père ?

ADINE.

Qui était tombé sur le champ de bataille, et qu’il voulait venger un jour... Et alors si vous aviez vu quelle expression animait tous ses traits, et ses yeux où brillaient quelques larmes... Oh ! mon Dieu ! comme les vôtres en ce moment...

MADAME DE CHAVANNES, se hâtant de les essuyer.

C’est que je t’écoute, et cela m’intéresse beaucoup.

ADINE.

N’est-ce pas ?... Eh bien ! ce n’est rien encore ! voilà le plus intéressant. La veille du jour où la frégate devait quitter la rade, le préfet donnait un grand bal, et je ne sais pas pourquoi, je ne conçois pas qu’on danse un jour comme celui-là. J’étais triste, j’étais souffrante, je ne voulais pas paraître à cette soirée ! « Oh ! Mademoiselle, me dit Amédée, venez-y, venez, je vous en conjure, et cela portera bonheur à ceux qui partent. – Alors, répondis-je, je m’efforcerai d’y aller ! mais je ne danserai qu’une contredanse... rien qu’une... » Il demanda que ce fût avec lui, c’était tout naturel : il partait. Il me demanda aussi, avec la permission de ma tante, à m’offrir un bouquet de bal... Je vous raconte tout cela, parce que vous verrez tout à l’heure combien c’est important. Le soir arrive ; je m’étais trouvée mieux dans la journée, j’avais pu m’occuper de ma toilette, et il paraît qu’elle était très jolie, très élégante, que rien n’y manquait, excepté le bouquet... et j’attendais !... Le bal commence, point de fleurs, point de cavalier !... On venait m’inviter de tous les côtés, M. Amédée ne paraît pas ; je refusais tout le monde, et quand j’aurais  voulu accepter, je n’aurais pas pu, car je souffrais, j’avais la fièvre, j’étais près de pleurer, je me sentais mourir... Enfin, minuit sonne...

MADAME DE CHAVANNES.

Et il paraît ?...

ADINE.

Du tout !... il ne paraît pas !... Le lendemain, de grand matin, sa frégate avait appareillé... on l’apercevait en mer, toutes voiles dehors.

MADAME DE CHAVANNES.

Je conçois alors que tu sois fâchée contre lui.

ADINE, vivement.

Je ne le suis plus !

MADAME DE CHAVANNES.

Comment cela ?

ADINE.

M. Didier parlait cet hiver d’un de ses camarades de collège dont il venait de recevoir des nouvelles, un lieutenant de frégate... j’écoute toujours quand il ost question d’officiers de marine. Il lui était arrivé des aventures très singulières ; entre autres, à Toulon, la veille de son départ... en toilette de bal et un bouquet à la main, il s’était jeté à la mer pour sauver un mousse de son équipage qui se noyait dans le port...

MADAME DE CHAVANNES.

Est-il possible ?

ADINE.

Je n’ai plus entendu le reste !... J’étais si contente, si heureuse !... et depuis ce moment-là, je donnerais tout au monde pour le revoir et pour lui demander pardon de l’avoir méconnu. Mais, par malheur, c’est un rêve !

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Qui peut se réaliser...

ADINE.

Et le moyen !... puisqu’il est absent, puisqu’il est toujours sur sa frégate ?...

MADAME DE CHAVANNES.

J’ai peut-être plus de pouvoir que tu ne crois ; et si je voulais bien, je pourrais comme une fée le faire apparaître !

ADINE.

Lui ?

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Lui et sa frégate... il ne me faudrait pour cela qu’un coup de baguette...

ADINE.

Alors, donnez-le donc !

 

 

Scène V

 

MADAME DE CHAVANNES, ADINE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Amédée de Versigny !

ADINE, poussant un cri.

Ah !...

MADAME DE CHAVANNES, courant à elle, et avec intention.

Maladroite !... tu t’es fait mal !...

ADINE, la comprenant.

Oui, maman, oui ; mon pied a rencontré ce meuble...

MADAME DE CHAVANNES.

Je te disais bien de prendre garde.

Au domestique.

Priez M. Amédée de monter.

Le domestique sort. À Adine.

Eh bien ! eh bien ! te voilà toute tremblante.

ADINE.

Oh ! ne vous jouez pas de moi ! Comment cela se fait-il ?

MADAME DE CHAVANNES.

De la manière la plus simple et la moins romanesque. Sachant son arrivée à Paris, je cherchais quelque moyen adroit de l’attirer chez moi, lorsque lui-même a demandé à m’être présenté. Voilà toute ma magie...

ADINE.

Je vais donc le voir ?

MADAME DE CHAVANNES.

Non pas ! tu vas me faire le plaisir de nous laisser !...

ADINE.

Vous ne voulez pas que je reste avec vous ?

MADAME DE CHAVANNES.

Tu sais si bien maîtriser tes émotions... tout à l’heure, devant ce domestique !... Que serait-ce devant lui ?... Ainsi va-t’en !...

ADINE.

Qu’est-ce que je vais faire pendant ce temps-là ? à quoi songer ?

MADAME DE CHAVANNES.

À ta toilette pour ce soir...

ADINE.

C’est si ennuyeux !

MADAME DE CHAVANNES.

Mais cela occupe... C’est lui !... va-t’en... va-t’en...

Adine sort en courant par la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE CHAVANNES, AMÉDÉE

 

MADAME DE CHAVANNES, le regardant.

Oui... oui... il y a bien quelques traits de son père ; mais ce n’est pas lui !

AMÉDÉE, qui s’est approché et qui salue respectueusement.

C’est bien indiscret à moi, Madame, d’avoir sollicité sans aucun titre un honneur comme celui-là...

MADAME DE CHAVANNES, à part.

Un peu timide, un peu gauche !

AMÉDÉE.

Mais la reconnaissance m’en faisait un devoir.

MADAME DE CHAVANNES.

La reconnaissance !...

AMÉDÉE.

Oui, Madame, et ici mon embarras redouble... car je ne puis douter de toutes vos bontés, et je ne sais vraiment pas le moyen de les expliquer et surtout de les justifier. Partout, et grâce à vous, moi, pauvre jeune homme obscur et inconnu... j’ai trouvé bon accueil, bienveillance et protection...

MADAME DE CHAVANNES.

Que dites-vous, Monsieur ?

AMÉDÉE.

N’espérez pas le nier ; je le sais depuis peu, il est vrai, mais j’en ai la preuve. À Toulon, c’est grâce à votre recommandation que j’ai été reçu chez le préfet et dans les meilleures maisons... et non seulement dans notre pays, mais sous un ciel étranger, à Rio-Janeiro ! Au moment où je débarque, je trouve là un Français qui avait l’air de m’attendre : le général Bresson, qui m’offre sa maison, sa table et sa bourse.

MADAME DE CHAVANNES.

Le général est si bon et si hospitalier...

AMÉDÉE.

Je le sais... mais il ne m’a pas laissé ignorer que c’était à la recommandation d’un de ses amis, d’un ami qu’il ne voulait pas nommer. Et ce n’est rien encore : à peine arrivé à Paris, je reçois une lettre du ministère de la marine, un avancement que je méritais peut-être, mais que je n’aurais osé demander... Et là seulement j’apprends enfin que c’est vous qui avez sollicité pour moi ; que sur des attestations du préfet de Toulon et du général Bresson, vous avez fait valoir mes services, vanté ma conduite ! Que sais-je enfin ! C’est à vous que je dois tout, et vous sentez bien qu’il est impossible que cela se passe ainsi, que vous n’échapperez pas à ma reconnaissance ; et quant aux bienfaits dont vous m’avez accablé...

MADAME DE CHAVANNES, riant.

Vous venez m’en demander raison ?

AMÉDÉE.

Oui, Madame.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous l’aurez, et d’un seul mot. J’étais l’amie de votre famille, de votre père... Vous étiez bien jeune quand il est mort... et tant que votre mère a vécu, vous n’aviez besoin de l’amitié de personne... mais depuis...

AMÉDÉE.

Ah ! Madame !...

MADAME DE CHAVANNES.

Il m’a semblé que je vous devais la mienne... et sans vous demander si vous la vouliez... je vous l’ai donnée.

AMÉDÉE.

Et si je l’avais toujours ignoré, si je ne l’avais pas découvert...

MADAME DE CHAVANNES.

Peu importait !

À part et levant les yeux au ciel.

Il y a quelqu’un qui l’aurait su !

AMÉDÉE, avec chaleur.

Madame, je ne suis qu’un marin qui s’entend mal à exprimer ce qu’il éprouve et qui connaît peu les usages du monde... mais, s’il y en a un qui permette de se faire tuer pour vous, c’est tout ce que je demande.

MADAME DE CHAVANNES.

Eh mais ! je n’en demande pas tant, car je tiens à votre amitié, et je veux la conserver.

AMÉDÉE.

Elle est à vous à tout jamais, je le jure !

MADAME DE CHAVANNES, lui tendant la main.

Tenez parole, et nous serons quittes. Étranger à Paris, vous n’y connaissez que peu de monde ?

AMÉDÉE.

Presque personne.

MADAME DE CHAVANNES.

Eh bien ! quand vous aurez un instant à nous donner, vous trouverez ici quelque société, des amis... moi, d’abord, à qui vous devez quelque affection, et puis Adine, ma petite-fille, que vous avez vue à Toulon, et à qui vous devez une contredanse...

AMÉDÉE.

C’est vrai, Madame... et c’est bien mal à moi.

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Vous vous acquitterez, j’en suis sûre ! Vous n’êtes pas homme à mourir insolvable ! Enfin, agissez, je vous prie, sans façons, sans cérémonie, et, pendant tout le temps que vous resterez à Paris, regardez ma maison comme la vôtre.

AMÉDÉE, vivement.

Je ne la quitterai pas !

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne suis pas si exigeante. Vous y viendrez quand vous aurez quelques chagrins ou quelques joies... et que vous aurez besoin d’un ami qui y prenne part. Vous pourrez me les confier !... Je suis indulgente et surtout discrète.

AMÉDÉE, avec reconnaissance.

Ah ! Madame !...

MADAME DE CHAVANNES.

Nous autres femmes, nous sommes de très bonnes confidentes ! L’habitude que nous avons prise de cacher nos secrets, nous permet aisément de garder ceux des autres...Vous subirez en revanche quelques conseils, quelques sermons ! Il faut vous y attendre ; je gronde les gens que j’aime... les autres, je les laisse faire !

AMÉDÉE.

J’ose me flatter que vous me gronderez !

MADAME DE CHAVANNES.

Cela ne vous effraye donc pas ?

AMÉDÉE.

Au contraire ! J’ignore comment cela s’est fait ; je suis arrivé ici tout tremblant ; en vous demandant, j’aurais presque désiré que vous ne fussiez pas visible... J’avais entendu si souvent parler de votre beauté, de votre esprit, de vos succès dans le monde... que tout cela me faisait peur ! j’étais mal à mon aise !...

MADAME DE CHAVANNES.

Je l’ai bien vu... et maintenant...

AMÉDÉE.

Il me semble que je vous connais depuis longtemps, que je vous ai quittée hier...

MADAME DE CHAVANNES.

C’est très bien, ce que vous me dîtes-là... et de plus c’est vrai ; car hier j’étais avec vous, je pensais à votre situation, à votre avenir...

AMÉDÉE.

Ah ! je n’ai plus rien à désirer... Il ne me manquait qu’une famille, et je l’ai trouvée ici !

MADAME DE CHAVANNES.

Cela vous suffira pendant quelque temps... mais bientôt d’autres idées, d’autres projets, d’autres liens peut-être...

AMÉDÉE.

Jamais, Madame, jamais ! je resterai comme je suis, je ne me marierai pas ! j’y suis décidé !

MADAME DE CHAVANNES, à part, avec effroi.

Ah ! mon Dieu !

Haut et d’un air riant.

Et pourquoi donc ?

AMÉDÉE, avec embarras.

Pour des raisons très graves... pour des motifs... que... que...

MADAME DE CHAVANNES, vivement.

Que je ne vous demande pas.

À part.

Mais il faudra bien que de lui-même... il me les dise...

Haut et souriant.

Je suis persuadée de la sincérité de vos résolutions... mais je ne le suis pas autant de votre fermeté à les tenir...

AMÉDÉE.

Qui vous le fait penser ?

MADAME DE CHAVANNES.

Des raisons qui vous étonneraient beaucoup si je vous les disais...

AMÉDÉE.

Et lesquelles, de grâce ?

MADAME DE CHAVANNES.

Mais, d’abord... votre caractère... que je connais...

AMÉDÉE, vivement.

Vous le connaissez ?... et comment cela ?

MADAME DE CHAVANNES, gaiement.

Ah ! vous voilà intrigué ! et vous allez vous croire au bal de l’Opéra ! Pensez-vous donc, Monsieur, que je sois une femme assez légère, assez étourdie pour aimer les gens sans les connaître... pour les recommander à un ministre avant d’avoir pris sur eux des renseignements ?...

AMÉDÉE, étonné.

Quoi ! Madame...

MADAME DE CHAVANNES.

Et vous allez voir si ceux qu’on m’a donnés sont exacts... D’abord, Monsieur, vous êtes franc et loyal, vous avez un bon cœur... mais une tête très légère, qui s’exalte et se passionne aisément.

AMÉDÉE.

C’est possible !

MADAME DE CHAVANNES.

À peine sorti du collège, et pour avoir une seule fois entendu plaider un des premiers avocats de Paris, vous vouliez sur-le-champ embrasser la carrière du barreau.

AMÉDÉE.

C’est vrai !

MADAME DE CHAVANNES.

Puis à la suite d’une maladie terrible où Dupuytren vous a sauvé la vie... vous vouliez, dans votre enthousiasme, devenir médecin.

AMÉDÉE, étonné.

C’est vrai !

MADAME DE CHAVANNES.

Et vous le seriez peut-être, s’il ne vous était tombé sous la main la vie de Duguay-Trouin et de Tourville, ce qui vous a décidé à vous faire marin...

AMÉDÉE, stupéfait.

C’est ma foi vrai !... et je n’en reviens pas ! mais on a dû vous dire aussi que depuis trois ans, fidèle à l’état que j’avais embrassé...

MADAME DE CHAVANNES.

Vous y avez mis un zèle, une ardeur que vos chefs étaient obligés de modérer... vous passiez les nuits à l’étude et les jours à la manœuvre, vous auriez voulu à vous seul attaquer une frégate ennemie ; aussi chacun vous rend justice... une fois dans la bonne route, rien ne vous arrête ; mais si vous en preniez une mauvaise, ce serait très dangereux.

AMÉDÉE.

Eh bien ! ce que vous me dites-là m’effraye... car je sens que c’est très juste... Souvent, malgré moi, je me laisse entraîner... tout en disant : ce n’est pas bien ! Mais le moyen de résister ou de revenir sur ses pas... Ainsi, je vous le jure, cette passion, cet amour qui me tourmente et que je me reproche...

MADAME DE CHAVANNES, à part.

Grand Dieu !

AMÉDÉE.

Je ne voulais pas y céder !

MADAME DE CHAVANNES, s’efforçant de sourire.

Quoi ! vraiment ! une inclination ! une folie !

AMÉDÉE.

Plût au ciel ! mais c’est sérieux ! c’est un premier amour, un attachement fatal, qui me rend si malheureux !

MADAME DE CHAVANNES, vivement.

Elle est mariée ?

AMÉDÉE, d’un ton de reproche.

Quelle idée ! moi porter le trouble, le déshonneur dans un ménage...

MADAME DE CHAVANNES.

C’est bien ! votre père aurait parlé ainsi... mais alors, et si, comme je n’en doute point, cette jeune personne est digne de vous, qui vous arrête ? vous êtes riche, vous êtes libre... offrez-lui votre main.

AMÉDÉE, avec embarras.

Ah ! c’est qu’il y a des obstacles !...

MADAME DE CHAVANNES.

Qu’on peut surmonter !...

Avec franchise.

Il faut aimer ses amis pour eux-mêmes, et dès qu’il s’agit de votre bonheur, parlez ! Si mon amitié, si mes conseils...

AMÉDÉE.

Non... non ! c’est trop de bontés mille fois... Non pas qu’elle ne mérite tous les hommages... mais il y a entre nous le monde et ses préjugés !

MADAME DE CHAVANNES, à part.

Ah ! mon Dieu !... qu’est-ce que cela peut être ?

AMÉDÉE.

Et d’un autre côté, je voudrais rompre, que je ne le pourrais pas ! Elle en mourrait !

MADAME DE CHAVANNES.

Vous croyez !

AMÉDÉE.

Elle se tuerait ! elle me l’a dit ! et plutôt que de m’exposer à des remords éternels, j’aime mieux être malheureux et me conduire en honnête homme !... je serai fidèle à mes serments, je ne me marierai pas, je sacrifierai mon avenir... Mais pardon, pardon, Madame ; je ne conçois pas comment j’ai pu vous faire un tel aveu... Je ne le voulais pas, et il m’est échappé... Tout ce charme irrésistible qui vous entoure avait, malgré moi, attiré ma confiance !...

MADAME DE CHAVANNES.

Eh bien ! donnez-la-moi tout entière !... Achevez !

AMÉDÉE.

Cela me serait impossible !... Je vous en supplie, ne m’interrogez pas !

MADAME DE CHAVANNES.

Un mot seulement !... Si votre père vivait, vous approuverait-il ?

AMÉDÉE, baissant les yeux.

Je... je ne le crois pas !

MADAME DE CHAVANNES, avec dignité.

Vous aviez raison, nous n’en parlerons plus ! mais nous parlerons de votre père, des projets qu’il formait sur vous, de ses espérances... et quand vous viendrez me voir... si vous venez...

AMÉDÉE.

Ah ! maintenant plus que jamais !... car il me semble que j’ai besoin de vos conseils... Ici, je respire, je me crois en sûreté...

MADAME DE CHAVANNES.

Alors, venez !

AMÉDÉE.

Tous les jours... si vous le voulez bien.

MADAME DE CHAVANNES.

Moi ! je ne demande pas mieux !... Mais, vous le permettra-t-on ?

AMÉDÉE.

Ah ! Madame !... je suis désespéré ! car j’aurais donné tout au monde pour mériter votre estime, et je vois que je l’ai perdue.

MADAME DE CHAVANNES.

Ce serait bien mal récompenser votre confiance et votre franchise... Ne vous ai-je pas dit que j’étais indulgente pour mes amis et pour leurs erreurs ? Adieu, Amédée ! à bientôt !...

AMÉDÉE.

J’ai reçu pour ce soir une invitation du ministre de la marine...

MADAME DE CHAVANNES.

Il faut y aller !

AMÉDÉE.

Vous y verrai-je ?

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne crois pas... Je suis un peu souffrante... Madame de Nerville, ma nièce, veut bien se charger de ma petite-fille... Je saurai par elle des nouvelles de la soirée, et des vôtres !

Amédée la salue et sort.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE CHAVANNES, seule et le regardant sortir

 

Quel dommage ! Il ne faut plus y penser ! il ne peut épouser Adine ! pauvre enfant !... Mais si ce n’est pour elle, c’est pour lui-même qu’il faut le sauver... Ou l’amitié n’est qu’un vain mot, ou je ne peux le laisser ainsi courir à sa perte... car je devine aisément quelle espèce d’attachement a pu le subjuguer. Jeune, sans expérience, avec un caractère aussi prompt à se passionner, il s’est persuade qu’il était amoureux, et que par honneur, par délicatesse, il devait continuer à l’être... mais il ne l’est pas ! c’est évident ! D’abord, et grâce au ciel, il est son maître ; point de grands-parents, point d’obstacles qui s’opposent à cette inclination... elle ne saurait durer ; aussi je me garderai bien de la combattre ou de lui en parler... il vaut mieux, peu à peu et sans qu’il s’en doute, lui offrir des comparaisons qui, bientôt, tourneront à notre avantage ; car, après tout, j’en suis sûre, Adine, ma petite-fille, est plus jeune, plus aimable, plus jolie... Ah ! ce n’est pas une raison... à son âge on manque de tact et d’adresse... Eh bien ! ne suis-je pas là pour la guider, pour la conseiller ? Le motif est si louable : être coquette pour une bonne action... on l’est si souvent pour rien !... Oui, oui, ne perdons pas courage... veillons sur elle, et surtout sur lui !... je le dois ! Pendant qu’il était là, je l’ai promis à son père... que je croyais revoir et entendre... mais quelle différence ! son père était mieux, bien mieux... d’abord, il plaçait mieux ses inclinations, et ensuite...

 

 

Scène VIII

 

ADINE, MADAME DE CHAVANNES

 

ADINE, entr’ouvrant la porte à gauche.

Eh bien ! il est parti ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, mon enfant !...

ADINE, vivement.

Vous l’avez vu... vous lui avez parlé ! N’est-ce pas qu’il est bien, qu’il est aimable, et surtout raisonnable et sage comme une demoiselle ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Certainement...

ADINE, avec impatience.

Dites-moi donc alors qu’il vous plaît, que vous en êtes contente...

MADAME DE CHAVANNES, froidement.

Pour moi... oui ! pour toi, c’est différent !

ADINE.

Comment cela ?

MADAME DE CHAVANNES.

Tu te le représentais comme un héros de roman, un être idéal, un être à part !... et il n’en est rien ; c’est un fort brave jeune homme...

ADINE, appuyant.

Qui est parfait !...

MADAME DE CHAVANNES.

Non, mon enfant. Il a quelques défauts, et beaucoup de bonnes qualités... il est, en un mot, comme tous les jeunes gens à leur entrée dans le monde, susceptibles du bien ou du mal, selon la direction qu’on leur imprime ; et je suis persuadée que si Amédée est entouré de vrais amis, de gens raisonnables, s’il voit la bonne société...

ADINE.

La vôtre ?....

MADAME DE CHAVANNES.

Il viendra tous les jours... il me l’a promis.

ADINE.

Vous voyez !...

MADAME DE CHAVANNES.

Je suis persuadée que ce sera un honnête homme, un bon mari... qui saura un jour t’apprécier, et qui finira par t’aimer...

ADINE, étonnée.

Comment, qui finira...

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, mon enfant... car, jusqu’à présent, il n’a pas encore commencé...

ADINE.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

MADAME DE CHAVANNES.

La vérité !... Avant tout, je dois le l’apprendre... Qui te la ferait connaître, si ce n’est moi ? Eh bien !... eh bien !... qu’as-tu donc ?... te voilà tremblante... ma pauvre fille... tu l’aimes donc bien ?...

ADINE.

Plus que je ne peux vous dire... et je n’y survivrai pas.

MADAME DE CHAVANNES.

Si, mon enfant...

ADINE.

Non ; maman... je vous le jure !...

MADAME DE CHAVANNES.

Allons, de la raison ! du courage !

ADINE, pleurant.

Je n’en ai plus ! C’est si mal à lui de ne pas m’aimer...

MADAME DE CHAVANNES.

Cela peut venir.

ADINE, essuyant ses pleurs.

Vous croyez !... et comment cela ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Il te connaît à peine... il y a un an qu’il ne t’a vue...

ADINE.

C’est vrai !...

MADAME DE CHAVANNES.

Depuis ce temps, tu es bien embellie.

ADINE.

C’est ce que je me disais ce matin !

MADAME DE CHAVANNES.

Et puis, tu as un bon cœur, un bon caractère, une foule de bonnes qualités.

ADINE, avec impatience.

Cela ne se voit pas.

MADAME DE CHAVANNES.

Peut-être !... Il y a moyen de les faire valoir, de paraître à son avantage... il n’est pas défendu de plaire.

ADINE.

Certainement... Mais, pour plaire, comment faire ?

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Comment ?

ADINE, d’un air suppliant.

Oui !... c’est à vous que je le demanderai !...

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Je n’ai pas de mémoire... Pour toi, cependant, je tâcherai de me rappeler ; et d’abord, ce soir, à ce bal... où tu dois aller...

La regardant.

Voilà une coiffure qui ne te va pas du tout ; nous la changerons.

ADINE.

Oui, maman...

MADAME DE CHAVANNES.

Il y sera aussi.

ADINE.

Vous faites bien de me le dire... je danserai de mon mieux...

MADAME DE CHAVANNES.

Non, vraiment... comme à l’ordinaire... avec simplicité...

ADINE.

Je ne danserai qu’avec lui.

MADAME DE CHAVANNES.

Garde-t’en bien... ne fais pas plus attention à lui qu’à un autre... peut-être même un peu moins !... Ce n’est pas lui qui doit te trouver aimable... c’est tout le monde... afin que tout le monde le lui dise.

ADINE.

Il faudra donc, en dansant, faire des frais, avoir de l’esprit ! Et en avoir exprès... c’est terrible !... Avec les autres, c’est possible... mais, lui, s’il me parle...

MADAME DE CHAVANNES.

Point de recherche, point d’affectation... du naturel.

ADINE.

C’est aisé, quand on n’y pense pas ; mais si je tâche d’en avoir, je n’en aurai plus ! Et si je me trouble... si vous n’êtes plus là pour venir à mon aide, et que mon embarras lui apprenne ce qu’il faudrait lui taire ?... Non, non, c’est trop difficile... je ne pourrai jamais. Avant, je ne dis pas ; mais maintenant, et avec l’idée de lui plaire... je ne parviendrai qu’à lui paraître sotte, maussade, insupportable. Il me prendra en aversion... et, alors, je n’aurai plus qu’à mourir de chagrin.

MADAME DE CHAVANNES, à part.

Elle a raison ; elle n’y entendra jamais rien ! Pour séduire, il faut du calme, du sang-froid... on n’en a plus quand on aime... Et j’allais remettre en ses mains des armes trop dangereuses pour qui ne sait pas s’en servir !

ADINE.

Eh bien ! vous ne me répondez pas ! Que dois-je faire ?

MADAME DE CHAVANNES.

Rien, mon enfant, absolument rien... que de te montrer, pour prouver à M. Amédée qu’il n’a pas le sens commun ! C’est déjà un assez bon argument à employer ; et, pour le reste, je m’en charge : tu n’iras pas seule à ce bal, je t’y mènerai.

ADINE, avec joie.

Vous, qui vouliez passer la soirée ici...

MADAME DE CHAVANNES.

Je me sacrifie !

Gaiement.

J’ai idée que je m’y amuserai !... que j’y servirai utilement tes intérêts !...

ADINE.

Ah ! que vous êtes bonne !

MADAME DE CHAVANNES.

Et avant peu, je l’espère...

 

 

Scène IX

 

ADINE, MADAME DE CHAVANNES, BRESSON

 

BRESSON.

Me voilà !...

MADAME DE CHAVANNES.

Ah ! c’est vous, mon ami !

BRESSON.

Moi-même, qui viens passer ici la soirée et faire mon piquet...

MADAME DE CHAVANNES.

C’est impossible... nous sortons pour affaires !

ADINE, avec joie.

Ma bonne maman va au bal.

BRESSON.

Au bal ?...

MADAME DE CHAVANNES.

J’y suis obligée... chez le ministre de la marine, qui sera ravi de vous voir... Nous vous emmenons.

Un domestique entre, prend une table à jeu qui est près de la fenêtre, la placé au milieu du salon, et y pose des flambeaux.

BRESSON.

Moi !...

MADAME DE CHAVANNES.

Sans doute... Vous serez témoin de mes conquêtes... si j’en fais ; mais, pour cela, il faut s’occuper de sa toilette... Je vous laisse avec ma petite-fille, qui est déjà prête, et qui vous tiendra compagnie.

BRESSON.

Et mon piquet ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Elle le sait très bien... elle l’a appris pour moi. Ainsi, mon ami, ne vous impatientez pas !

ADINE, près de la table où elle va s’assoir.

Je suis à vos ordres, général.

BRESSON, s’asseyant.

C’est moi qui suis aux vôtres... La petite-fille au piquet ! la grand’mère au bal !... Je ne m’y reconnais plus.

Il s’assied vis-à-vis Adine, à la table à droite ; madame de Chavannes sort par la porte à gauche.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME DE CHAVANNES, coiffée en cheveux et en robe blanche du matin très élégante, BRESSON

 

BRESSON, avec humeur.

Enfin, ce matin, on peut vous parler, car hier soir, à ce bal, il y avait cercle autour de vous !

MADAME DE CHAVANNES.

Cela vous fâche ?

BRESSON.

Certainement ! impossible de vous aborder ! c’est tout au plus si l’on pouvait de loin apercevoir votre toilette que tout le monde trouvait charmante.

MADAME DE CHAVANNES.

Vraiment !

BRESSON, avec humeur.

Et où je n’ai trouvé, moi, rien de remarquable !

MADAME DE CHAVANNES.

C’est précisément ce qu’il fallait ; et vous ne pouviez pas me faire un compliment plus adroit ! car, dans cette toilette qui m’a coûté une demi-heure de méditation, il y avait tout un problème à résoudre, une juste limite à saisir, une transition entre le passé et le présent...

BRESSON.

Tant de choses dans un habillement de femme !

Regardant son négligé du matin.

Et dans celui-ci, que je trouve très bien, y a-t-il aussi quelque idée profonde ?

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Peut-être n’est-ce pas sans dessein que j’ai tâché ce matin de cacher quelques années, et de faire oublier mes cheveux blancs ; mais vous autres hommes, vous ne voyez rien !...

BRESSON.

Vous croyez ça !... eh bien ! j’ai fait hier des observations dont, en ami, je dois vous faire part ! Vous n’y prenez pas garde ! ce n’est plus de l’amabilité ! c’est de la coquetterie ! Vous n’étiez pas ainsi autrefois, vous n’aviez pas ce désir de plaire, ce besoin d’hommages !... et vous devez être satisfaite, ils ne vous ont pas manqué ! ce jeune homme est resté là presque toute la soirée... toute la nuit derrière votre chaise !

MADAME DE CHAVANNES.

Je dois convenir qu’il a été rempli de soins et d’attentions !

BRESSON.

Je crois bien ! au lieu de danser le galop, il a préféré causer avec vous !

MADAME DE CHAVANNES.

S’il aime mieux les paroles que la musique...

BRESSON.

Enfin, Madame, c’est se compromettre.

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, si je n’avais été aimable qu’avec lui... mais il me semble qu’avec tout le monde, à commencer par le ministre...

BRESSON.

Parbleu !... si vous croyez que cela m’ait fait plaisir...

MADAME DE CHAVANNES.

De quoi alors vous plaignez-vous, et d’où viennent vos alarmes ? ma réputation est faite... il n’y a pas de danger...

BRESSON.

Pas de danger pour vous, certainement... mais il peut y en avoir pour d’autres, pour ce jeune homme.

MADAME DE CHAVANNES.

Quelle idée !

BRESSON.

Se voir accueilli et distingué par une femme que tout le monde entoure d’hommages et d’adorations, il y a de quoi séduire, tourner une jeune tête... de meilleures que la sienne n’y résisteraient pas ; j’ai bien vu l’effet que cela produisait sur lui.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous vous êtes abusé !...

BRESSON.

J’en suis sûr !

MADAME DE CHAVANNES.

Et quelle preuve ?

BRESSON.

Ah ! il vous faut des preuves... eh bien ! il m’a fait ses confidences, car je l’ai connu beaucoup, ce jeune homme.

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, je le sais... au Brésil.

BRESSON.

Où je l’ai reçu autrefois à votre recommandation ; je l’aimais, je l’ai toujours trouvé très bien, très convenable jusqu’à hier soir... il est venu à moi les yeux brillants et animés... « N’est-ce pas, général, elle est charmante ? quelle grâce, quel esprit et quel éclat ! » et moi, sans vouloir le contredire, je cherchais à modérer son enthousiasme.

MADAME DE CHAVANNES, avec reproche.

Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

BRESSON, embarrassé.

Parce que... parce qu’il parlait trop haut !... « De toutes les femmes qui sont ici, disait-il, c’est celle que je préfère ; et je ne suis pas le seul, car tout à l’heure, devant moi, on est venu l’inviter. »

MADAME DE CHAVANNES.

C’est vrai ! un danseur égaré qui se trompait.

BRESSON.

« Et elle est si bonne, ajoutait-il, je lui dois tant de reconnaissance... Tenez, général, je voudrais me battre pour elle, comprenez-vous ?... » Je comprenais très bien ! On est venu dans ce moment lui proposer de jouer... ah ! bien oui, il était trop occupé, il a refusé !... mais le côté perdant s’adressait toujours à lui : « Amédée, cinq napoléons, dix, quinze... » Il avait de l’or plein sa poche, et pariait sans compter... il vous regardait toujours ! Enfin un étourdi, un extravagant qui, cédant à l’influence du premier mouvement, agit d’abord, réfléchit après ; et il n’en faut pas davantage, j’espère, pour vous prouver...

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Que vous êtes bien maladroit, mon cher ami ; car enfin, sans le vouloir, vous me le rendez intéressant, ce jeune homme.

BRESSON.

Moi !...

MADAME DE CHAVANNES.

Sans doute !

BRESSON.

Si ce n’est que cela !... attendez... j’en ai appris bien d’autres en causant ce matin avec Didier, mon agent de change et son camarade de collège ; c’est par les camarades de collège que l’on connaît la jeunesse...

En confidence.

Notre ami Amédée a une passion !...

MADAME DE CHAVANNES.

Je le sais !

BRESSON.

Qu’il avait faite à Bordeaux et qu’il a retrouvée à Paris, une grisette qui le trompe, et qui joue les grands sentiments pour se faire épouser... car il a une très belle fortune, ce garçon-là, dont il peut disposer, et qui ne durera pas longtemps du train dont il y va.

MADAME DE CHAVANNES.

En vérité !...

BRESSON.

Il prête à tous ses amis, c’est-à-dire à tout le monde ; et de peur qu’il ne lui arrive de mauvaises idées ou qu’il ne tombe en mauvaises mains, vous devriez me seconder dans mes anciens projets ; j’avais pensé à ma fille Paméla dont je ne sais que faire... une fille à marier.

MADAME DE CHAVANNES, à part.

Et lui aussi...

Haut.

Est-elle jolie ?

BRESSON.

Oui, si on regarde sa dot qui est superbe... du reste, cette chère enfant, elle a une épaule un peu... ce n’est pas sa faute, ni la mienne... car enfin je ne suis pas beau, mais je suis droit, je suis bien fait... du reste, et maintenant qu’on redresse la taille... c’est moins que rien, et pour peu que vous m’aidiez de votre influence.

MADAME DE CHAVANNES, souriant.

Je le voudrais... mais je dois vous avouer franchement que j’ai sur lui d’autres vues.

BRESSON.

Et lesquelles ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne peux pas encore les dire...

BRESSON.

Et pourquoi donc ?

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Amédée !

BRESSON.

Comment, déjà !... avant midi ! j’espère que vous ne le recevrez pas ?

MADAME DE CHAVANNES.

Si vraiment... qu’il entre.

BRESSON.

Est-ce que par hasard vous l’attendiez ?

MADAME DE CHAVANNES.

Non... Mais j’étais sûre qu’il viendrait !

À Bresson qui fait un mouvement d’impatience.

Bientôt, mon cher ami, bientôt, je n’aurai plus de secrets pour vous... Vous aurai-je à dîner ?...

BRESSON.

J’allais vous le demander ?

MADAME DE CHAVANNES.

Et vous faites bien !...

BRESSON.

Me permettez-vous de vous amener Paméla ?

MADAME DE CHAVANNES.

Je vous en prie en grâce...

À part.

Nous gagnerons cent pour cent à son voisinage !

BRESSON.

Vous êtes trop bonne !...

AMÉDÉE, entrant.

Madame... général...

BRESSON.

Je vous salue, Monsieur.

Il salue brusquement Amédée, et sort par le fond.

 

 

Scène II

 

MADAME DE CHAVANNES, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE.

Il me tardait, Madame, d’apprendre de vos nouvelles, et de savoir si vous n’étiez pas bien fatiguée de vos succès d’hier.

MADAME DE CHAVANNES.

Mes succès ! vous êtes bien bon !

AMÉDÉE.

Au fait, vous devez y être habituée, et c’est mon étonnement seul qui aurait droit de paraître extraordinaire... mais d’abord, je ne m’attendais pas à vous rencontrer ; vous m’aviez annoncé que vous ne sortiriez pas ; et quand j’ai vu une espèce de mouvement dans le bal, quand j’ai vu tous les yeux se tourner du même côté et que je vous ai reconnue, jugez de mon bonheur, qu’augmentait encore la surprise... dès ce moment je n’ai plus été seul, et le bal m’a paru charmant.

MADAME DE CHAVANNES.

C’est qu’en effet il était fort brillant... il y avait de très jolies femmes.

AMÉDÉE, la regardant.

Oui, Madame...

MADAME DE CHAVANNES.

De jeunes femmes.

AMÉDÉE, la regardant toujours.

C’est ce que je me disais !

MADAME DE CHAVANNES.

Et puis je vous dois des remerciements ; vous avez fait danser ma petite-fille !

AMÉDÉE.

Qui était accablée d’invitations ; et c’est à vous sans doute que j’ai dû un tour de faveur... dont j’ai senti tout le prix... car nous n’avons fait que causer de vous... j’admirais comme elle cette estime générale et profonde qui vous environnait !... Je conçois que par des talents supérieurs ou par le rang dont il brille, un homme puisse produire dans le monde un pareil effet... mais une femme ! cela suppose chez elle tant de vertus, un mérite si constant et si bien apprécié...

MADAME DE CHAVANNES.

Mon cher Amédée, je n’aime pas la flatterie.

AMÉDÉE.

Aussi n’en est-ce pas !... et si je vous racontais tout ce que j’ai entendu, toutes les observations que j’ai faites.

MADAME DE CHAVANNES.

En vérité... vous avez eu le temps et le loisir d’observer ? Tant mieux ! voilà déjà qui me rassure pour vous.

AMÉDÉE.

En quoi donc ?

MADAME DE CHAVANNES.

C’est une amélioration dans votre état... car un cœur bien épris vous laisse insensible et distrait au milieu du monde, ne vous permet de rien voir, de rien remarquer.

AMÉDÉE.

Ah ! Madame ! ne me rappelez pas de pareils souvenirs ; vous m’aviez promis de les oublier, et si vous saviez combien je suis malheureux de cette confidence... surtout depuis hier soir...

MADAME DE CHAVANNES.

Et pourquoi ?

AMÉDÉE.

Que voulez-vous ? ayant de bonne heure perdu tous mes parents, jeté à bord d’un vaisseau, au milieu de marins, mes camarades, il fallait bien, sous peine de m’exposer à leurs railleries... prendre un peu de leurs manières, de leurs mœurs qui ne sympathisaient pas trop avec les miennes... mais n’importe, je l’ai fait... je m’y suis habitué, je ne connaissais plus d’autre société ni d’autres plaisirs ; mais hier, transporté tout à coup dans ce monde élégant, distingué et poli, me retrouvant au milieu de la bonne compagnie, il me semblait rentrer chez moi ; et comme un exilé qui revient, je regardais, j’admirais... j’étais heureux ! Ce bon ton, ces bonnes manières, ce charme qui ne se donne point, mais qui naît de lui-même et qui se gagne parfois... je retrouvais tout cela en vous écoutant.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous étiez disposé à voir tout en beau !

AMÉDÉE.

Et par un rapprochement bien singulier, hier, pendant cette conversation qui faisait oublier les heures, je songeais en moi-même à ce que me disait autrefois mon père quand il me parlait...

MADAME DE CHAVANNES, vivement.

De qui donc ?

AMÉDÉE.

D’une femme, d’un ange... dont il nous traçait un portrait si gracieux et si séduisant que je ne pouvais y croire !... C’est en vous voyant qu’il m’a paru possible, et que je l’ai compris !

MADAME DE CHAVANNES, avec émotion.

Ah ! il vous a parlé d’une femme... qu’il vous a nommée...

AMÉDÉE.

Jamais !...

MADAME DE CHAVANNES.

Mais il vous en parlait !...

AMÉDÉE.

Très souvent !... devant moi et devant ma mère, qui lui devait son bonheur, son mariage, et tous les deux la bénissaient... Mais ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, c’est de vous ! Et à ce bal, quand se pressaient autour de votre fauteuil tous ces hommes que distinguaient ou leurs titres ou leur mérite, et que je les voyais honorés d’un sourire ou fiers d’un regard que vous laissiez tomber sur eux... je me disais : Quel rêve ! quel avenir de bonheur !... Si un pareil guide était donné à ma jeunesse ! S’il m’était permis, comme à une divinité protectrice, de lui vouer un culte assidu et un attachement éternel !...

MADAME DE CHAVANNES.

Enfant que vous êtes !... quelle folie est la vôtre ! et combien je vous punirais, si j’acceptais ce dévouement sans bornes que vous m’offrez !

AMÉDÉE.

Jamais ! car il y a là un cœur prêt à vous obéir et qui serait trop heureux d’exécuter vos ordres.

MADAME DE CHAVANNES.

Je n’en ai point à vous donner, heureusement pour vous... car il en est qui peut-être vous embarrasseraient beaucoup !

AMÉDÉE.

Aucun, Madame, aucun ! Parlez, exigez !... quels qu’ils puissent être, je serai prêt à tous les sacrifices.

MADAME DE CHAVANNES, avec intention.

Il en est que l’amitié la plus vraie n’a pas le droit d’exiger... mais qu’elle ne peut s’empêcher de désirer ardemment.

AMÉDÉE, vivement.

Et ce désir seul est une loi pour moi...

MADAME DE CHAVANNES.

Prenez garde ! prenez garde !... réfléchissez auparavant... n’écoutez pas, selon votre coutume, le premier mouvement qui toujours vous entraîne ! et qu’une résolution sage et sensée ne soit pas exécutée par vous comme le serait une folie !

AMÉDÉE.

Mais c’est la raison elle-même, que votre voix vient enfin de me faire entendre ; c’est la raison qui depuis longtemps me conseillait de rompre des liens dont je rougissais, dont j’étais honteux et qui faisaient mon malheur... Mais que voulez-vous ? on s’habitue à être malheureux, on se façonne à ce joug comme à tout autre... et pour le briser... il faut de la force, du courage... c’est là ce qui me manquait... et vous me l’avez donné... Que ne ferais-je point pour acquérir votre estime, pour être digne de vous ?... car vous m’avez promis...

MADAME DE CHAVANNES.

Bien peu de chose... aussi j’espère mieux encore pour vous et pour votre bonheur... ce soin-là du moins désormais me regarde... car je crois vous avoir dit que mon amitié n’oubliait rien et tenait compte de tout ce qu’on faisait pour elle !

Amédée baise la main de madame de Chavannes et sort au moment où entre Adine qu’il salue.

 

 

Scène III

 

ADINE, MADAME DE CHAVANNES

 

MADAME DE CHAVANNES, se retournant et apercevant Adine.

Ah ! te voilà ! arrive vite ! Amédée sort d’ici ; tout va bien ! et voici déjà un grand pas de fait !

ADINE, froidement.

Vous êtes bien bonne et je vous en remercie... mais c’est tout à fait inutile !

MADAME DE CHAVANNES, étonnée.

Pourquoi donc ?

ADINE.

Attendu que je n’aime plus du tout M. Amédée !...

MADAME DE CHAVANNES.

Ah ! mon Dieu !... déjà ! et qui a produit ce changement d’idée ?... sans doute des motifs graves...

ADINE.

Très graves !...

MADAME DE CHAVANNES.

Est-ce qu’hier, à ce bal, il aurait dansé plus souvent avec d’autres qu’avec toi ?

ADINE.

Oh ! mon Dieu non !... je l’observais du coin de l’œil... il était très bien... il était avec vous, il ne vous a presque pas quittée et j’étais tranquille, parce qu’avec vous il n’y a pas de danger...

MADAME DE CHAVANNES.

Je te remercie.

ADINE.

Il m’a invitée plusieurs fois à danser... et je n’ai accepté qu’une seule... ce n’était pas sa faute... j’étais toujours enragée... ce qui me faisait de la peine et en même temps quelque satisfaction, parce qu’il aura pu voir qu’il y avait foule !... mais à la dernière contredanse où j’avais pour cavalier M. Didier... il m’a parlé de son ami... c’était tout naturel... il était là... en face de nous !... et comme il avait un air pensif et préoccupé. Qu’a-t-il donc ? lui demandai-je. – Ne faites pas attention, me répondit-il en riant... il rêve de ses amours. – Ses amours... Vous sentez alors qu’afin d’en avoir davantage j’ai pris un air dégagé et indifférent qui ne pouvait donner aucun soupçon...

MADAME DE CHAVANNES.

Je m’en rapporte bien à toi et à ton adresse !

ADINE.

Eh ! oui, me dit-il... une passion... comme tous les officiers de marine... et dans ce moment il y avait une maudite contredanse... un chassé huit qui était si bruyant que l’on pouvait à peine s’entendre... J’avais une envie de parler, et il fallait danser... la mesure était là qui vous pressait... et le cornet à piston qui dominait toutes les voix !... Quelle vilaine invention !... Vous m’achèverez cette histoire, lui dis-je... pendant qu’il me reconduisait à ma place : « Non pas, parce que nous autres jeunes gens nous sommes discrets entre nous... » Mais vous comprenez bien qu’il ne m’en fallait pas davantage... parce que M. Didier, à qui je rends justice, n’a pas assez d’esprit pour inventer des histoires pareilles... il est un bon enfant !...

MADAME DE CHAVANNES.

Et si bavard !... de quoi se mêle-t-il ?

ADINE.

Il m’a rendu un grand service ! parce qu’enfin M. Amédée fait bien le maître de ne pas m’aimer... de n’aimer personne... et quand vous me l’avez appris, vous avez bien vu que cela ne me faisait rien... que je ne lui en voulais pas... Mais en aimer une autre... c’est là ce que je ne pardonne pas... en aimer une autre !...

MADAME DE CHAVANNES.

Eh ! mon Dieu... déjà peut-être ne l’aime-t-il plus.

ADINE.

Et qu’est-ce que cela fait ? est-ce qu’on peut épouser quelqu’un qui avant son mariage a aimé une autre que sa femme ?... est-ce que cela s’est vu ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Ma chère enfant...

ADINE.

Moi, d’abord, je ne le pourrais pas... surtout quand il a eu une passion... car c’est le terme dont on s’est servi... et quelle est-elle cette passion ?... pour qui l’a-t-il éprouvée ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Est-ce que je le sais ?... peut-être pour toi !

ADINE.

Pour moi !... quand il vous a dit à vous-même...

MADAME DE CHAVANNES.

Il ne m’a rien dit... il a été discret... mais avec M. Didier, son camarade... peut-être l’a-t-il été moins...

ADINE.

Vous croyez !...

MADAME DE CHAVANNES.

Je l’ignore... mais ce que je te demande en grâce, c’est d’éviter à l’avenir de pareilles conversations... de t’en rapporter à moi... et non à M. Didier...

ADINE.

Je l’aime bien mieux... et dès que vous me répondez...

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne réponds encore de rien... mais je puis t’assurer, et j’espère que tu auras confiance en moi, que je suis très contente de M. Amédée ; qu’il ne faut que de la patience... et que s’il n’a pas encore pour toi une grande passion...

ADINE.

Quand il voudra !... je ne suis pas exigeante...

MADAME DE CHAVANNES.

Aucune autre, dans ce moment du moins.

ADINE.

Voilà tout ce que je demande...

 

 

Scène IV

 

ADINE, MADAME DE CHAVANNES, BRESSON

 

BRESSON, entrant d’un air effaré.

Eh bien ! Madame, voici de belles nouvelles... et si c’est là le secret que vous me réserviez... j’aurais pu attendre... rien ne pressait...

MADAME DE CHAVANNES.

Qu’avez-vous donc ?

BRESSON.

Je viens de voir M. Amédée...

ADINE, à part.

Amédée...

BRESSON.

Je l’ai rencontré dans la rue... il vous quittait...

MADAME DE CHAVANNES, vivement.

C’est bien ! nous allons en causer...

À Adine.

Donne des ordres pour le dîner, car nous avons aujourd’hui le général et mademoiselle Paméla, sa fille... puis d’autres personnes encore... tu comprends...

ADINE.

Oui, maman... ne vous inquiétez de rien ; je tâcherai de vous remplacer... et je reviendrai dessiner là... au petit salon.

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

MADAME DE CHAVANNES, BRESSON

 

MADAME DE CHAVANNES.

Eh bien ! qu’est-ce donc, général ? vous arrivez là soudain avec un air effaré qui semble crier au feu !

BRESSON.

On crie au feu !... quand il y a le feu !... et il y est !... Je vous disais bien ce matin qu’avec vos amabilités et vos coquetteries... ça ne pouvait pas manquer d’arriver !... il est amoureux... amoureux fou... ça va vite avec ces têtes-là !... Il me rencontre... me saute au cou... « Général... c’est fini !... je n’hésite plus !... je vais rompre avec Herminie... »

MADAME DE CHAVANNES.

Herminie !... qu’est-ce que c’est que cela ?

BRESSON.

Est-ce que je sais ?... est-ce que je connais mademoiselle Herminie ?... Elle le veut, elle l’exige... a-t-il continué, et je suis trop heureux de lui obéir... je n’aime plus désormais que la vertu et la bonne société... Adieu, Herminie... je cours chez mon agent de change... car il faut des égards... des consolations... un coupon de rentes... n’est-ce pas, général ? Enfin un flux de paroles et d’idées où je n’ai rien compris, sinon que la tête... n’y était plus... absence totale !

MADAME DE CHAVANNES.

Et c’est là ce qui vous effraye !... des extravagances, que quelques mots de raison auront bientôt calmées ! Laissez-le faire... nous verrons après...

BRESSON.

Le laisser faire...

MADAME DE CHAVANNES.

Sans doute... car l’intention est bonne...

BRESSON.

Si ce n’était que celle-là... certainement... mais il y en a bien d’autres... d’autres encore que vous ne pouvez soupçonner... que vous ne devinerez jamais... l’intention la plus folle... c’est-à-dire la plus raisonnable... mais en même temps la plus extraordinaire, la plus étourdissante... et quand vous la connaîtrez, vous ferez comme moi, vous vous récrierez... vous direz que cela n’est pas... et cependant cela est.

MADAME DE CHAVANNES, avec impatience.

Et dites donc tout de suite !...

BRESSON.

Il veut vous épouser !

MADAME DE CHAVANNES, riant.

Ah !... vraiment !... et qui a pu lui donner une idée comme celle-là ?

BRESSON, avec humeur.

Eh ! parbleu ! c’est moi !

MADAME DE CHAVANNES.

Vous, général...

BRESSON.

Eh ! oui... car il n’y pensait pas... il avait d’autres idées... des idées déjeune homme... car à ces messieurs... ce n’est pas l’amour-propre qui leur manque... Et sans qu’il me l’exprimât clairement... je voyais bien que par la suite... avec le temps... il espérait... et je lui dis : Halte-là !... halte-là, jeune homme... vous ne connaissez pas la femme dont vous parlez... une femme qui a refuse d’autres hommages que les vôtres... une femme digne de toute l’admiration, de tous les respects, et que tout le monde enfin serait trop heureux d’épouser. – Ah ! vous avez raison, s’est-il écrié... quelle idée... quelle bonne idée vous me donnez là... c’est le seul moyen de passer toutes mes soirées auprès d’elle ! Quelle maison agréable, quelle société charmante... et cætera, et cætera... Là-dessus, sa tête se monte... il forme en un instant mille plans et mille projets... qu’on ne pouvait ni suivre, ni interrompre... et sans m’écouter, il me quitte en courant pour rejoindre son notaire...

MADAME DE CHAVANNES, se levant.

M’épouser ! c’est aussi par trop fort ; je ne voulais pas que cela en vînt jusque-là !...

BRESSON.

Et jusqu’où vouliez-vous donc... s’il vous plait ?

MADAME DE CHAVANNES.

Calmez-vous... je vous expliquerai mes projets... il le faut bien pour que vous m’aidiez... car je ne puis me confier qu’à vous seul... et tout serait perdu... ! si ma petite-fille se doutait... Silence, la voici...

 

 

Scène VI

 

BRESSON, MADAME DE CHAVANNES, ADINE

 

ADINE, bas, à madame de Chavannes, avec joie.

Vous aviez raison, ma mère ; tout va bien... tout va à merveille !...

MADAME DE CHAVANNES, à part.

Joliment !

Haut.

Qui te l’a dit ?

ADINE.

M. Didier...

MADAME DE CHAVANNES.

Encore lui... il est donc partout ?

ADINE.

Il est là dans le petit salon... où il venait d’arriver... et où il mettait en ordre des papiers qu’il vous apporte... Moi je ne lui demandais rien... vous me l’aviez défendu ! c’est lui qui m’a dit à demi voix et d’un air goguenard : « Amédée sort de chez moi... il s’agit de bien autre chose en ce moment... » Et moi j’ai dit tout uniment : « Qu’est-ce donc ? » Il était impossible de ne pas dire ; « Qu’est-ce donc ? » et il m’a répondu : « Il est question d’un mariage. – Où donc ? – Ici. »

BRESSON, à Madame de Chavannes.

Vous l’entendez !

ADINE.

Alors, j’ai balbutié... je suis devenue toute rouge...

BRESSON, voulant détromper Adine.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

MADAME DE CHAVANNES, l’interrompant vivement.

Silence !

ADINE.

Dans ce moment, la porte s’ouvre... c’est Amédée...

Se reprenant.

c’est M. Amédée qui entrait... et toute déconcertée, je l’ai salué à la hâte, lui disant que j’allais vous prévenir de l’arrivée de ces messieurs... et ils sont là, ils causent...

MADAME DE CHAVANNES.

Eh bien ! c’est bon !... ils attendront...

À Bresson.

Venez, mon ami... venez...

À Adine.

Toi, mon enfant, rentre dans ton appartement...

Elle sort avec Bresson par la porte à gauche.

 

 

Scène VII

 

ADINE, s’en allant

 

Oui, maman...

Regardant à droite.

C’est dommage ! mais c’est égal... je suis contente... je suis heureuse... je peux m’en aller... Non pas, car les voilà... ça ne serait pas honnête ; et maintenant, d’ailleurs, que je sais tout !...

Elle se met dans le coin, à gauche, à sa tapisserie.

 

 

Scène VIII

 

ADINE, DIDIER, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE, causant à demi voix avec Didier, et entrant par la perle à droite, sans apercevoir Adine qui est à gauche.

Oui, mon ami, je suis libre, tout est fini, et bien plus heureusement que je ne croyais... Pauvre Herminie !...

DIDIER.

Elle a un peu pleuré ?

AMÉDÉE.

Du tout ! en voyant mon air triste, elle s’est mise à rire... moi aussi ! Jamais rupture ne s’est faite plus gaiement... je ne croyais pas qu’il fût si facile de se quitter bons amis...

DIDIER.

Et le petit coupon de rentes de douze cents francs est accepté ?

AMÉDÉE.

Fort gentiment... sans façon... sans cérémonie... entre amis... cela m’a touché... Et pour le reste de mes projets... tu as vu mon notaire, qui est le tien ?...

DIDIER.

Oui, mon ami ! il s’occupe de ton contrat ! un contrat sublime !... Ses clercs pleuraient en l’écrivant...

AMÉDÉE.

Et comme nous en sommes convenus, il viendra tantôt l’apporter à madame de Chavannes et le lui soumettre ?

DIDIER.

Oui, mon ami.

AMÉDÉE.

Mais comme il n’y a encore rien de fait, silence, ici, avec tout le monde...

DIDIER.

Excepté...

AMÉDÉE.

Personne ! ou je te retire mon amitié...

DIDIER.

Mais, cependant...

AMÉDÉE.

Ma clientèle...

DIDIER.

C’est différent... je me tairai !...

Se retournant et apercevant Adine.

Ah !... c’est mademoiselle Adine... elle est si occupée qu’elle ne nous a pas vus... Elle est jolie, n’est-ce pas ?

AMÉDÉE.

Charmante !... elle ressemble à sa mère !

DIDIER.

Le général Bresson a déjà parlé pour moi... et si tu veux aussi me seconder...

AMÉDÉE.

Sois donc tranquille... je n’aurai qu’un mot à dire... et puis si tu n’es pas assez riche... je suis là, je te prêterai pour payer ta charge.

DIDIER.

Ô généreux ami !...

ADINE, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc à parler bas ?

Elle se lève et feignant de les apercevoir.

Ah ! mon Dieu ! ces Messieurs...

AMÉDÉE.

Qui se sont lassés d’attendre et de ne pas vous voir...

ADINE.

Ma mère était à causer avec le général... elle y est encore... mais elle ne tardera pas à paraître, car elle sait que vous êtes ici...

DIDIER.

Nous ne sommes pas pressés...

AMÉDÉE.

Surtout, si vous nous restez...

ADINE.

Je crains de vous gêner... vous avez à parler affaires...

AMÉDÉE.

Pas du tout... je venais, au contraire, proposer une partie de plaisir à madame de Chavannes et à vous... J’ai appris, hier soir, au bal, par madame de Nerville, votre cousine, que j’avais vue à Toulon, et avec qui j’ai renouvelé connaissance, qu’il y avait, ce matin, une course au bois de Boulogne...

DIDIER.

C’est vrai !... un pari très intéressant... Miss Annette contre Taglioni... et de là une course au clocher...

AMÉDÉE.

Tu sais cela... toi ?...

DIDIER.

Certainement ! je suis abonné au journal des Haras !... Il faut cela, quand on est agent de change, quand on a comme moi, des clients... élevés ! des clients à cheval... Voilà pourquoi je vais au manège... et au bois de Boulogne... On est flatté d’avoir un agent de change qui monte à cheval !

ADINE, riant.

Les affaires vont bien plus vite !

DIDIER, bas, à Amédée.

Elle a de l’esprit, n’est-ce pas ?

AMÉDÉE.

Madame de Nerville, qui va à cette course, me proposait une place dans sa calèche... elle en avait même deux... J’ai bien mieux aimé qu’elle vous les offrit, et j’ai pensé que si vous vouliez me permettre d’accompagner votre voiture...

DIDIER.

En écuyer cavalcadour...

AMÉDÉE.

Ce serait très agréable pour moi !

ADINE.

Et pour nous aussi... une très bonne idée que vous avez eue... je suis sûre que ma bonne maman y consentira... elle fait tout ce que je veux... Et puis la matinée est superbe...

DIDIER.

Il y aura un monde fou ! j’en suis.

AMÉDÉE.

À merveille !... tu verras mon cheval... il est charmant, il fera de l’effet...

DIDIER.

Et toi aussi... parce qu’un marin qui monte à cheval, c’est déjà assez phénomène...

ADINE.

Pas plus qu’un financier...

DIDIER.

C’est ce que nous verrons... nous jouterons...

AMÉDÉE, vivement.

Volontiers... je parie vingt-cinq louis...

DIDIER.

Je les tiens... Ces dames seront juges de la course...

ADINE, sautant de joie.

Quel bonheur... comme nous allons nous amuser !...

DIDIER.

Je suis sûr de gagner !... je tiens l’officier de marine...

Chantant.

Le roi des mers ne m’échappera pas.

 

 

Scène IX

 

ADINE, BRESSON, MADAME DE CHAVANNES, habillée comme au premier acte, AMÉDÉE, DIDIER

 

ADINE, courant en sautant au-devant de madame de Chavannes.

C’est ma mère !

BRESSON, donnant le bras à madame de Chavannes.

Maintenant que je suis au fait... soyez tranquille... ne craignez pas de vous appuyer ! je suis là pour cela.

ADINE.

Oh ! mon Dieu, ma bonne maman, comme vous avez l’air souffrant !

MADAME DE CHAVANNES, s’asseyant et portant sa main à sa tête.

Je souffre, en effet, et beaucoup.

ADINE.

Serait-ce votre migraine ?

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne m’en vantais pas ! et je vous le cachais à tous, pour ne pas vous inquiéter... Mais c’est tout simple... tout naturel... il faut s’y attendre ! Bonjour, Amédée, bonjour, mon cher Didier ; nous ne pourrons pas parler affaires, ce matin, comme je l’espérais...

DIDIER.

Il faut bien vous en garder !

AMÉDÉE.

Il vaut mieux vous distraire...

ADINE.

Certainement...

AMÉDÉE.

Il faut prendre l’air... il faut sortir...

DIDIER.

C’est ce qu’il y a de plus raisonnable...

MADAME DE CHAVANNES.

Non... j’aime mieux rester chez moi !

ADINE, bas, à Amédée, avec effroi.

Ah ! mon Dieu !...

AMÉDÉE, de même.

Comment faire ?

MADAME DE CHAVANNES.

Cela se passera dans mon fauteuil... avec du calme et du repos. Nous ferons un piquet, n’est-ce pas, général ?...

BRESSON.

C’est un beau jeu !...

AMÉDÉE.

Oui, mais le matin...

MADAME DE CHAVANNES.

Cela n’y fait rien !... je le jouerais toute la journée... Le jouez-vous, Amédée ?

AMÉDÉE.

Non, Madame !...

MADAME DE CHAVANNES.

C’est un grand tort... Il faut l’apprendre... nous le faisons ici tous les soirs, et nous vous admettrons à notre partie... à moins que vous ne préfériez le whist...

AMÉDÉE.

Je ne le connais pas non plus.

MADAME DE CHAVANNES.

Mais, mon cher ami, votre éducation a été horriblement négligée, et vous aurez besoin d’études sérieuses... Je vous mettrai entre les mains du vieux commandeur de Sauvecour, un dilettante du whist, un professeur ! il a joué avec M. de Talleyrand, c’est tout dire ! Et au bout de deux ou trois mois de leçons un peu assidues...

BRESSON.

Vous pouvez bien en mettre quatre !

AMÉDÉE, à part.

Miséricorde !

MADAME DE CHAVANNES.

Mettons-en quatre ! Vous verrez, mon jeune ami, que nos plaisirs graves et sérieux en valent bien d’autres ! une fois que vous y serez... vous ne pourrez plus nous quitter.

BRESSON.

C’est bien plus attrayant que vos soirées à la mode !

MADAME DE CHAVANNES.

Où, pour ma part, je n’irai jamais !

ADINE.

Vous y allez cependant, et très souvent !

MADAME DE CHAVANNES.

Pour toi, ma chère enfant, à cause de toi ! jusqu’à ce que tu sois mariée... Mais comme j’espère que cela ne tardera pas...

DIDIER, bas, à Amédée.

Tu l’entends !

MADAME DE CHAVANNES, avec intention, et regardant Amédée.

Il me sera permis alors d’adopter des occupations plus conformes à mes goûts, de rechercher ce bonheur sédentaire qui consiste dans le repos, dans un petit cercle de vieux amis qui, étrangers au reste du monde, se comprennent entre eux et vivent des mêmes souvenirs.

BRESSON.

Voilà ce que nous aimons !

MADAME DE CHAVANNES.

Toi, pendant ce temps, tu iras tous les soirs avec ton mari à l’Opéra, au concert, au bal !

DIDIER.

Certainement !

MADAME DE CHAVANNES.

À chacun ses plaisirs ! c’est trop juste !

ADINE, avec embarras.

Je suis bien de votre avis...

Bas, à Amédée.

Aidez-moi donc un peu...

AMÉDÉE, de même.

Je n’ose plus lui en parler.

DIDIER, de même.

Et pourtant l’heure avance.

MADAME DE CHAVANNES, les regardant.

Qu’avez-vous donc, mes enfants ?

ADINE.

Rien, bonne maman.

S’approchant d’elle.

Quand je serai mariée, pourrai-je aller au bois de Boulogne... voir les courses de chevaux ?

MADAME DE CHAVANNES.

Sans contredit...

ADINE.

Mais d’ici là, et tant que je n’aurai pas de mari... c’est vous qui m’y conduirez... n’est-il pas vrai ?

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, certes !

ADINE.

Eh bien ! il se présente aujourd’hui pour vous une belle occasion...

MADAME DE CHAVANNES.

Et laquelle ?

ADINE, à Amédée.

Parlez maintenant, Messieurs, cela vous regarde !

DIDIER, bas, à Amédée.

Est-elle gentille !

AMÉDÉE.

C’est que je voulais vous prévenir de la part de madame de Nerville...

MADAME DE CHAVANNES.

Je sais... elle vient de m’écrire qu’à deux heures elle serait à ma porte.

ADINE.

Et les voilà bientôt !...

BRESSON.

Pas encore...

ADINE.

Si... si...

MADAME DE CHAVANNES.

Aussi, je suis désolée de ne pouvoir sortir.

ADINE.

Mais vous le pouvez... Demandez à ces Messieurs... ils ne voudraient pas vous tromper, ni moi non plus ; vous vous portez à merveille... vous êtes charmante...

AMÉDÉE.

C’est notre avis !

BRESSON.

Et moi je pense comme la jeunesse...

ADINE.

Et dans une bonne calèche... par un beau soleil... et puis, ces Messieurs nous accompagneront à cheval... ils ont un pari dont nous serons témoins... ce sera charmant ; cela m’amusera et ça vous fera du bien.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous croyez donc que je puis m’exposer au grand air sans danger ?...

TOUS, avec joie.

Pas le moindre... au contraire.

MADAME DE CHAVANNES.

Vous me faites plaisir... non pour le bois de Boulogne, cela m’est impossible... j’avais d’autres engagements plus importants...

ADINE et AMÉDÉE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DE CHAVANNES.

J’avais promis à un nouveau prédicateur que je protège... à l’abbé de Gervault, d’aller aujourd’hui l’entendre à Saint-Thomas-d’Aquin... et j’étais désolée d’y manquer... Mais dès que vous m’assurez tous que ma santé me permet de sortir...

 

 

Scène X

 

ADINE, BRESSON, MADAME DE CHAVANNES, AMÉDÉE, DIDIER, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Madame de Nerville fait dire à ces dames qu’elle les attend en bas dans sa voiture...

ADINE.

C’est bien la peine !

AMÉDÉE, avec un peu de dépit.

Quel dommage !...

MADAME DE CHAVANNES, à Adine.

Eh ! pourquoi donc, mon enfant... je ne veux pas que mon absence te prive du plaisir que tu te promettais... tu seras très bien avec ta cousine.

ADINE, avec joie.

Quoi !... vous consentez ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Sans hésiter ! Et puisqu’elle nous offrait deux places, le général prendra la mienne et sera son cavalier...

BRESSON.

Moi ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Je ne vous propose pas d’être le mien... vous n’aimez pas les sermons... ce n’est point dans vos habitudes... Amédée me donnera le bras...

ADINE.

Ô ciel !...

AMÉDÉE, avec embarras.

Certainement, Madame... c’est avec grand plaisir !

MADAME DE CHAVANNES.

Il m’a promis d’être à mes ordres... et avec lui, j’en use sans façons...

BRESSON, à demi voix.

J’aime mieux Saint-Thomas-d’Aquin.

MADAME DE CHAVANNES, à qui on apporte son chapeau, son châle et un livre de prières.

Vous n’avez pas le choix.

ADINE, à part.

Au lieu de le laisser venir avec nous... il m’aurait fait la cour... Les grand’mères sont maladroites !

DIDIER, bas, à Amédée.

Une si belle partie !

AMÉDÉE, avec impatience.

Est-ce que je peux refuser ? Mets-toi à ma place.

DIDIER.

Non pas !...

AMÉDÉE.

Il n’y a qu’une chose qui me fâche... c’est mon cheval anglais que j’ai dit d’amener ici...

DIDIER.

Sois tranquille... je le monterai.

MADAME DE CHAVANNES, qui, pendant ce temps, a mis son chapeau et son châle.

Allons, partez... il sera trop tard... Général, votre bras à ma fille... Amédée, le vôtre...

AMÉDÉE.

Oui, Madame...

Donnant le bras à madame de Chavannes, et parlant à Didier.

Prends bien garde, il est très vif... aie la main légère...

DIDIER.

N’aie donc pas peur...

ADINE, tenant le bras de Bresson.

Adieu, monsieur Amédée...

MADAME DE CHAVANNES, à Amédée, lui donnant son livre de prières.

Voulez-vous bien vous charger de mon livre ?

AMÉDÉE, le prenant.

Avec plaisir...

Il donne son bras à madame de Chavannes, tient de la main droite son livre de messe, et dit, en regardant Bresson, Adine et Didier, qui s’éloignent.

Vont-ils s’amuser !...

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MADAME DE CHAVANNES, puis BRESSON

 

MADAME DE CHAVANNES, seule, et réfléchissant.

Pauvre entant !... elle pleure !... Je lui ai fait du chagrin ! et elle ne m’en veut pas !... et elle obéit sans murmure !... Quel trésor pour un mari !

BRESSON, paraissant à la porte du fond, qu’il entr’ouvre, et s’avançant sur la pointe du pied.

Eh bien ! quelles nouvelles ?

MADAME DE CHAVANNES, se retournant, et gaiement.

Venez donc, général.

BRESSON.

Je suis tout fier d’une conspiration... cela ne m’est jamais arrivé ! et d’une conspiration sous vos ordres !... Que se passe-t-il ? Où en sommes-nous ? Vous n’étiez pas encore de retour quand nous avons ramené mademoiselle Adine, et vous êtes restés à Saint-Thomas-d’Aquin plus longtemps que nous au bois de Boulogne.

MADAME DE CHAVANNES.

Oh ! j’ai fait durer le plaisir longtemps ! près de trois heures !

BRESSON.

Miséricorde !

MADAME DE CHAVANNES.

Si vous aviez vu ce pauvre jeune homme assis près de moi, dans une immobilité et un recueillement qu’il a soutenus longtemps avec un courage digne d’un meilleur sort... puis, de guerre lasse et perdant patience, regardant les voûtes de l’église, comptant les cierges, analysant les boiseries, se penchant pour entrevoir les traits de quelques dévotes, nos voisines, et arrêté dans ses découvertes par des voiles impitoyables ou des chapeaux en promontoire ; enfin, son embarras, son malaise, que trahissaient malgré lui des bâillements plus ou moins bien interceptés ; cela formait l’ennui le plus divertissant ! et, pour comble de bonheur, il semblait que le prédicateur lui-même voulût me seconder ! il a été assommant !

BRESSON, riant.

Sans être du complot !

MADAME DE CHAVANNES.

Sans être du complot !... Aussi, l’amour de ce pauvre Amédée n’en reviendra pas !

BRESSON.

Vous croyez ?

MADAME DE CHAVANNES.

La recette est infaillible ! Un amant vous pardonnerait peut-être de le tromper... mais de l’ennuyer... jamais ! Et ce n’est rien encore ! à la sortie de l’église, trois jeunes gens de ses amis, des officiers comme lui, s’arrêtent au moment où nous montions en voiture... ils aperçoivent Amédée, tenant sous son bras mon livre de prières, et Thisbé, ma petite chienne anglaise !... L’effet a été magique ! Leur salut malin, leur sourire moqueur et la rougeur subite de mon jeune écuyer, m’ont prouvé que le coup avait porté, que le ridicule était à ses yeux un crime plus grand encore que l’ennui ; et, quand nous sommes remontés en voiture, il cherchait en vain à cacher son humeur ; il m’écoutait à peine, il n’était plus à la conversation ; il est vrai, et vous vous en doutez bien, que je la ramenais toujours avec art sur des sujets qui lui rappelaient sa mésaventure... Aussi la route lui paraissait longue, il lui tardait d’arriver. Il a respiré plus à l’aise quand on a ouvert les portes de l’hôtel, et moi, profitant sans pitié de mes avantages, je l’ai invité à dîner aujourd’hui, en lui recommandant de venir de bonne heure... Je l’exige !

BRESSON.

Et pourquoi donc ?

MADAME DE CHAVANNES.

L’exigence, mon cher ami, l’exigence est d’un effet rapide et immanquable ! il n’y a pas d’amour qui puisse y résister !... Voilà, je l’espère, de la grandeur dame, de l’héroïsme !... Il n’y a qu’une mère capable d’un pareil sacrifice... Oui, Monsieur, on ne renonce pas aisément aux adorations, même à celles dont on ne sait que faire ; à plus forte raison, quand il s’agit de changer des déclarations d’amour en déclarations de guerre... car, si je continue ainsi, avant peu il me détestera.

BRESSON.

Vous croyez ?

MADAME DE CHAVANNES.

J’en réponds.

BRESSON, avec satisfaction.

J’ai peur que vous ne puissiez y parvenir.

MADAME DE CHAVANNES.

Même si je le veux ?...

BRESSON.

Vous pouvez tout, excepté cela !... et je ne serai tout à fait tranquille que lorsque je le verrai amoureux fou de mademoiselle Adine.

MADAME DE CHAVANNES.

Nous y arriverons... je l’espère !

BRESSON.

Et par quels moyens ?

MADAME DE CHAVANNES.

Cela me regarde ! et si vous voulez me seconder un peu pour marier ma petite-fille, je vous promets à mon tour de marier la vôtre... C’est trop juste... j’ai un parti pour elle !

BRESSON.

Me voici à vos ordres !... Que faut-il faire ?

MADAME DE CHAVANNES.

Obéir d’abord à tout ce que je demanderai.

BRESSON.

C’est dit.

MADAME DE CHAVANNES.

Quelque absurde que ce soit...

BRESSON.

C’est convenu.

MADAME DE CHAVANNES.

Que vous le compreniez ou non...

BRESSON.

Je n’ai pas besoin de comprendre !...

MADAME DE CHAVANNES.

Ensuite, et dans toutes les occasions, dire du bien de ma petite-fille.

BRESSON.

C’est facile !

MADAME DE CHAVANNES.

Et du mal de moi.

BRESSON.

Je ne pourrai jamais !

MADAME DE CHAVANNES.

Quand c’est moi qui vous le demande !...

BRESSON.

Ça ne suffit pas... encore faut-il qu’il y ait moyen... qu’il y ait quelques sujets.

MADAME DE CHAVANNES.

Oh ! soyez tranquille... je vous en donnerai ! Silence !... c’est M. Amédée.

 

 

Scène II

 

MADAME DE CHAVANNES, BRESSON, AMÉDÉE

 

MADAME DE CHAVANNES, avec un peu d’aigreur.

Vous vous faites bien attendre, Monsieur ; j’aurais voulu, avant le dîner, vous demander votre bras pour faire quelques visites... Je vous l’avais dit... vous l’avez oublié... Je ne vous en ferai pas de reproches... vous aviez d’autres occupations, sans doute !

AMÉDÉE.

Mais non, Madame !... il y a plus de trois quarts d’heure que je suis ici !

MADAME DE CHAVANNES.

Alors, c’était trop tôt !

AMÉDÉE.

On m’a dit que vous étiez à votre toilette, et j’ai attendu là...

Montrant la porte à droite.

dans le salon !... Car pour ce qui est de mon exactitude...

MADAME DE CHAVANNES.

L’exactitude consiste à arriver à propos ; et il était impossible de choisir plus mal son moment !

AMÉDÉE, déconcerté.

C’est ce que j’ai vu, Madame !

Bas, à Bresson.

Est-ce qu’elle a quelquefois des caprices ?

BRESSON, se récriant.

Elle !

Madame de Chavannes le pousse et il ajoute à demi voix.

Toujours !

AMÉDÉE.

Du reste, Madame, j’ai trouvé au salon mademoiselle Adine !

BRESSON, avec satisfaction.

Ah !

MADAME DE CHAVANNES, à demi voix.

Je venais de l’y envoyer.

Haut, à Amédée.

Je crains qu’elle ne vous ait tenu une assez maussade compagnie !... elle était d’une humeur !...

AMÉDÉE.

Je n’ai pas vu cela, Madame ! elle était fort aimable ; et cependant... elle avait les yeux rouges... elle avait pleuré !

MADAME DE CHAVANNES.

Ce n’est rien... une petite scène que nous venions d’avoir ensemble !

BRESSON, étonné.

Est-il possible !... vous qui jam...

Il rencontre un regard de madame de Chavannes ; il se reprend et continue d’un air de reproche.

Je veux dire... encore... comment, Madame, encore !

MADAME DE CHAVANNES.

Eh bien ! oui... je vous avais promis de prendre sur moi, mais elle m’a contrariée... impatientée... nos discussions ordinaires ont recommencé... Cela m’impressionne... cela m’exalte... cela me donne sur les nerfs !... Et vous savez combien je suis à plaindre... Je ne peux pas me mettre en colère sans avoir une migraine !

AMÉDÉE, timidement.

Et Madame est sujette aux migraines ?...

BRESSON.

Deux ou trois fois par jour.

AMÉDÉE, à part, pendant ce temps.

Ce que c’est que devoir les personnes dans l’intimité !... Au premier coup d’œil on ne se serait jamais douté...

MADAME DE CHAVANNES, à Amédée.

Et pendant les trois quarts d’heure que vous êtes resté au salon, mademoiselle Adine n’a pu résister au plaisir de vous raconter ses chagrins ?

AMÉDÉE.

Non, Madame !... c’est moi qui ai eu l’indiscrétion de lui demander... d’insister... et, touchée de l’intérêt, de l’amitié que je lui témoignais... elle s’est mise à fondre en larmes... et m’a tout dit.

MADAME DE CHAVANNES, bas à Bresson.

C’est ce que j’espérais !

AMÉDÉE.

Votre conversation de tout à l’heure... les projets que vous aviez sur elle... l’intention formelle où vous étiez de la marier sur-le-champ !...

MADAME DE CHAVANNES, avec ironie.

Et, en chevalier généreux, prêt à secourir les opprimés, vous vous êtes promis de défendre cette victime de la tyrannie contre des parents injustes et barbares ?...

AMÉDÉE.

Eh non ! Madame !

MADAME DE CHAVANNES, de même.

De la soustraire à leurs coups ?

AMÉDÉE, avec impatience.

Eh non ! Madame !...

Bas à Bresson.

Car elle m’impatiente et me donnerait aussi... la migraine !

Haut.

Je me suis promis, me rappelant la bienveillance que vous avez daigné me témoigner, de vous raconter seulement ce dont j’avais été témoin... et de m’en rapporter après cela à votre prudence et surtout à votre cœur.

BRESSON.

C’est bien !...

MADAME DE CHAVANNES.

Démarche pleine de tact et de jugement... à laquelle je répondrai en peu de mots. Il est aisé, Monsieur, d’accuser et de blâmer des parents,

Geste négatif d’Amédée.

car vous me blâmez, vous me trouvez tyrannique, ridicule, odieuse...

AMÉDÉE.

Moi !... Madame !

MADAME DE CHAVANNES.

Cela doit être... et je m’y attends !... Vous ne pouvez connaître les motifs qui me font agir, motifs que tout le monde ignore, et que je veux bien vous confier à vous, Monsieur !... persuadée qu’alors vous serez de mon avis, et que vous voudrez bien employer, près d’Adine, votre crédit.

AMÉDÉE.

Mais, je n’en ai aucun...

MADAME DE CHAVANNES.

Beaucoup, au contraire !... vous l’avez encouragée, consolée ; vous avez pris part à ses peines, peut-être à ses larmes... et des gens qui ont pleuré ensemble s’entendent si vite...

AMÉDÉE, bas, à Bresson.

C’est inconcevable comme elle m’agace et me prend sur les nerfs !... quand elle le ferait exprès...

BRESSON, de même.

Elle en est bien capable.

MADAME DE CHAVANNES.

Je vous dirai donc en confidence, Monsieur, que j’ai cru, depuis quelque temps, remarquer en ma petite-fille un attachement secret et profond !...

AMÉDÉE, avec émotion.

Que me dites-vous là ?

MADAME DE CHAVANNES, continuant.

Pour une personne qui ne peut pas l’épouser, qui est engagée, qui aime ailleurs !

AMÉDÉE.

Ce n’est pas possible.

MADAME DE CHAVANNES.

Cela est, cependant ; et alors pour détourner ses idées, pour leur donner une autre direction, pour assurer son bonheur, j’ai fait choix d’un époux riche, estimé, qui réunit toutes les qualités... et, pour vous le prouver, il suffira de vous le nommer.

Montrant Bresson.

C’est Monsieur.

AMÉDÉE.

Ah ! mon Dieu !...

BRESSON.

Mais, Madame !...

MADAME DE CHAVANNES, bas, à Bresson.

Silence ! je le veux !

BRESSON, bas.

Mais c’est absurde !...

MADAME DE CHAVANNES, bas.

Raison de plus !

Haut et paraissant discuter.

Eh bien ! oui, Monsieur, où est le mal ?... Vous ne vouliez pas que ce mariage fût connu encore ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ?

À Amédée.

Maintenant, vous savez tout, vous voilà aussi dans notre confidence, et vous pouvez adresser vos félicitations à Monsieur.

AMÉDÉE, avec embarras.

Certainement... Monsieur... je vous fais mes compliments sur un mariage... aussi extraordinaire.

MADAME DE CHAVANNES.

Oui, je crois que personne ne s’y attendait.

BRESSON, à part.

Pas même moi !...

MADAME DE CHAVANNES.

J’avais d’abord pensé à votre ami... M. Didier...

AMÉDÉE.

Est-il possible !...

MADAME DE CHAVANNES.

Il est jeune, il est aimable... et puis il est agent de change... Mais Monsieur s’est présenté... monsieur le comte Bresson, et avec son nom et sa fortune, il n’y avait pas à hésiter !...

AMÉDÉE, à part.

Qu’est-ce que cette pauvre jeune fille a donc fait à sa grand’mère ?... elle lui en veut, c’est sûr !... Il y a comme ça des haines de famille !... mais ça ne se passera pas ainsi... c’est impossible !...

MADAME DE CHAVANNES, bas à Bresson.

Eh bien !... qu’en dites-vous ? Croyez-vous qu’il me déteste ?

BRESSON, de même.

Grâce au ciel... ça commence...

AMÉDÉE, bas à Bresson.

Monsieur... il faut que je vous parle... à vous... à vous seul...

MADAME DE CHAVANNES.

Hein ?... qu’est-ce ?...

BRESSON, bas.

Rien !... C’est une affaire qui m’arrive...

MADAME DE CHAVANNES, de même.

Ah ! mon Dieu !... je reste, alors...

BRESSON, de même.

N’ayez donc pas peur... allez... laissez-moi faire...

MADAME DE CHAVANNES, de même.

Je compte sur vous...

BRESSON.

Soyez tranquille.

Madame de Chavannes sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

BRESSON, AMÉDÉE

 

BRESSON, à part, gaiement.

Les mariages m’ont toujours porté malheur.

Haut.

Eh bien ! Monsieur, parlez.

AMÉDÉE, avec embarras.

Eh bien ! général... je voulais... je venais...

BRESSON.

Eh, morbleu !... allez droit au but... vous venez me chercher querelle ?

AMÉDÉE.

Moi !... à qui vous avez rendu tant de services ! moi !... jeune homme inconnu, m’attaquer à vous ! une des gloires de notre pays ! c’est un honneur qu’on serait fier d’accepter ; mais pour le demander, il faut avoir des droits... et je n’en ai aucun... pas même celui de défendre cette jeune fille ; et c’est dans votre intérêt à vous, dans celui de la raison, que je me permets, général, des observations...

BRESSON.

Que je suis prêt à entendre !... car vous êtes un brave jeune homme !... et de plus honnête et poli, ce qui n’est pas le défaut de la jeunesse actuelle ! ainsi, parlez !... Vous dites donc que ce mariage...

AMÉDÉE.

Me semble pour vous.

BRESSON.

Dites franchement...

AMÉDÉE.

Me semble... peu convenable !

BRESSON.

C’est possible !.... C’est-à-dire que, selon vous, M. Didier aurait mieux convenu...

AMÉDÉE.

Non pas par son mérite... mais par son âge !... car, au vôtre, général, à soixante ans vouloir épouser une fille de dix-sept.

BRESSON.

Et pourquoi pas ?... vous qui parlez, vous vouliez bien, vous me l’avez dit, épouser à vingt-cinq...

AMÉDÉE, vivement.

Quelle différence !...

BRESSON.

Il me semble qu’elle est tout à mon avantage... Une jeune personne charmante que tout le monde admire !... Hier soir, à ce bal, chacun s’empressait autour d’elle, tant elle a de grâce et de charme... Vous étiez occupé de sa mère... vous n’y avez pas fait attention !

AMÉDÉE.

Si fait... si fait !... ça n’empêche pas !...

BRESSON.

Je ne vous parle pas de sa fortune qui est superbe, de sa famille qui est puissante, considérée... tout cela est indépendant de son mérite ; mais je vous parlerai de son caractère qui est charmant, de son cœur si bon, si affectueux ! et de son esprit... car elle en a !...

AMÉDÉE.

Je le sais bien, et depuis longtemps !... car, si je vous disais qu’à Toulon, le premier jour que je l’ai vue !... Mais depuis... tant d’autres idées... qui en étaient si loin... qui ne la valaient pas... et tout à l’heure dans ce salon... en causant avec elle... il semblait...

BRESSON, avec chaleur.

Que vous étiez de mon avis... car c’est un ange... c’est un trésor...

 

 

Scène IV

 

BRESSON, AMÉDÉE, ADINE

 

BRESSON, continuant.

Tenez... tenez... la voici... regardez vous-même... comme elle est jolie... regardez donc !

AMÉDÉE.

Et parbleu !... je le vois bien !...

BRESSON, avec chaleur.

Et vous ne voulez pas qu’on l’aime ?

AMÉDÉE.

Mais si, vraiment !

BRESSON, avec chaleur.

Vous ne concevez pas qu’on veuille en faire sa femme, sa compagne, son amie ?...

AMÉDÉE, de même.

Si, général !... mais pas vous !

ADINE, s’avançant vivement.

Comment !... ce mari qu’on me destinait...

AMÉDÉE.

C’est le général !

BRESSON.

Oui, mon enfant... c’est moi !...

La regardant.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?...

AMÉDÉE, effrayé.

Elle se trouve mal !

ADINE, revenant à elle.

Du tout !... mais la surprise... l’émotion...

AMÉDÉE, bas à Bresson.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

BRESSON.

Que je ne m’y connais guère... mais que ça ressemble bien à un refus !

ADINE, vivement.

Non, Monsieur ; ma mère ne peut vouloir que mon bonheur, et, soumise à sa volonté... j’obéirai.

BRESSON, effrayé.

Ah ! mon Dieu !... Pensez-vous bien à ce que vous dites ?

ADINE.

Oui, Monsieur... dussé-je en mourir.

BRESSON.

Et moi, je ne le veux pas... je ne le souffrirai pas !

AMÉDÉE, vivement.

Ah ! j’en étais sûr... vous êtes un galant homme, un homme d’honneur, vous refusez !... vous renoncez à sa main...

BRESSON.

Permettez ! permettez !... Et ma parole !... et ce que j’ai promis à sa mère...

AMÉDÉE.

Vous vous dégagerez !

BRESSON.

Ce n’est pas facile ; et si vous étiez à ma place !...

AMÉDÉE, vivement.

Plût au ciel !...

BRESSON, de même.

Et pourquoi ?...

AMÉDÉE, avec embarras.

Pourquoi ?... pourquoi ?... Parce que quand on le veut bien... quand on a une volonté ferme et du caractère...

BRESSON.

Il faut donc en avoir ?...

ADINE.

Dame !... si c’est possible...

BRESSON.

Et vous m’aiderez... me seconderez ?...

AMÉDÉE.

Nous vous le promettons...

ADINE.

Nous serons tous deux pour vous... c’est-à-dire... contre vous...

BRESSON.

À merveille !... avec de tels alliés, je n’ai plus peur... nous voilà trois !...

AMÉDÉE.

Contre une !...

Bas à Bresson.

Contre cette mère que je déteste !

BRESSON, vivement et avec joie.

Vrai ?... allons... allons... Eh bien !... je vais essayer...

AMÉDÉE.

C’est cela... général...

BRESSON.

Vous êtes un brave garçon que j’estime, que j’aime... Soyez tranquille !

AMÉDÉE et ADINE.

C’est ça ! c’est ça !... du courage... du courage, général.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène V

 

AMÉDÉE, ADINE

 

ADINE.

Ah ! s’il ne m’épouse pas !... comme je vais l’aimer !... qu’il est bon ! qu’il est aimable !... et vous aussi !... Et combien me voilà honteuse maintenant d’avoir pleuré tout à l’heure devant vous !... Il faut m’excuser... ma pauvre tête n’y était plus !... et je vous demande pardon de mes confidences, de mes pleurs et de l’amitié que je vous ai montrée... j’avais tant de chagrin !...

AMÉDÉE.

Je le bénis maintenant, puisqu’il m’a valu la confiance et l’amitié d’une sœur !

ADINE.

D’une sœur !... Oui vous avez raison, c’est bien le mot.

AMÉDÉE.

Aussi, quel bonheur pour moi, si nous pouvons réussir !... si je peux faire rompre ce mariage...

ADINE, naïvement.

Ah !... si jamais je peux vous rendre le même service !... croyez. Monsieur, que ma reconnaissance...

AMÉDÉE.

Ah ! ne vous occupez pas de moi... mon bonheur n’est plus possible... mais le vôtre, du moins... et si par mon crédit auprès du général et auprès de votre mère, je puis les décider à un autre choix...

ADINE.

Pourquoi donc ?

AMÉDÉE.

Je pensais que c’était vous rendre service...

ADINE.

Et vous pensiez fort mal... Je ne veux rien... je ne demande rien... que de rester libre... de rester comme je suis... Dites-le bien à ma mère... Dites-le à tout le monde...

AMÉDÉE.

Il n’est donc pas vrai, comme on me l’a assuré, qu’il est quelqu’un que vous préférez... que vous aimez ?...

ADINE, vivement.

Ce n’est pas vrai !... ce n’est pas vrai !... Qui vous l’a dit ?

AMÉDÉE.

Votre mère elle-même.

ADINE, naïvement.

Est-te indiscret à elle !

AMÉDÉE.

C’est donc la vérité ?

ADINE, avec embarras.

Non, Monsieur... tout le monde peut se tromper... ma bonne maman toute la première...

Avec inquiétude.

Et j’espère, au moins, qu’elle ne vous a pas nommé la personne ?...

AMÉDÉE.

Nullement... puisque je vous la demande... puisque vous seule la connaissez... et cette personne... mérite-t-elle votre amitié ?

ADINE.

Peut-être... car je ne sais pas seulement si elle m’aime... elle ne me l’a jamais dit !

AMÉDÉE.

Ah ! il ne l’ose pas ! il se reconnaît si peu digne d’un tel bien... Mais si au prix de sa vie entière, il voulait expier ses torts et mériter son pardon... Répondez, répondez... pourrait-il l’obtenir ?

ADINE.

Mais, dame !... cela dépend de lui... si, comme le prétend M. Didier... il n’a point de passion...

AMÉDÉE, troublé.

Ô ciel !...

Vivement.

Une seule !... c’est la première !... c’est la seule véritable, et qui dure toujours !...

ADINE, écoutant.

Taisez-vous donc !... on parle dans la chambre de ma mère !...

AMÉDÉE, de même.

Oui... j’entends sa voix... celle du général...

ADINE.

Une autre personne... encore qui vient d’arriver...

AMÉDÉE.

Je reconnais... c’est mon notaire...

ADINE, avec joie.

Il parle de contrat.

AMÉDÉE, s’éloignant et à part.

Ah ! mon Dieu !... celui que je lui avais recommandé, ce matin, d’apporter ici à madame de Chavannes ! et pour elle !... Je n’y pensais plus... je l’avais oublié !...

ADINE.

Qu’y a-t-il donc ?... Est-ce que cela va mal ?...

AMÉDÉE.

Du tout !...

À part.

Ce maudit contrat que je voudrais ravoir au prix de tout mon sang... Mais déjà, sans doute, elle l’a lu... elle sait tout... Et que va-t-on penser de moi ?... Que va dire sa petite-fille, dont un instant j’ai voulu devenir le grand-père !...

ADINE, toujours près de la porte.

Mais, tenez-vous donc tranquille... on ne peut plus rien entendre...

AMÉDÉE.

Me voilà perdu... abîmé... couvert de ridicule aux yeux de ces deux femmes... tout le monde...

ADINE.

C’est ma mère !...

AMÉDÉE, voulant s’enfuir.

C’est fait de moi !

ADINE, le retenant.

Eh bien ! Monsieur, vous vous enfuyez ?... Vous qui étiez si brave !... restez donc !... car je tremble de peur !...

AMÉDÉE.

Et moi, de rage ; je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle... C’est le seul moyen d’éviter un éclat.

 

 

Scène VI

 

ADINE, MADAME DE CHAVANNES, AMÉDÉE, BRESSON

 

MADAME DE CHAVANNES, entrant lentement et se plaçant entre eux deux.

Voici un événement auquel j’étais loin de m’attendre, et que vous ne croirez jamais !

AMÉDÉE, détournant la tête.

Nous y voilà !

ADINE, timidement.

Qu’y a-t-il donc ?

MADAME DE CHAVANNES.

Le général qui refuse !

BRESSON, bas, à Adine.

J’ai tenu ma parole.

ADINE, à part.

Ah ! l’excellent homme !

MADAME DE CHAVANNES.

Il m’a parlé en faveur de Didier.

À Amédée.

Votre ami... que vous protégez à ce qu’il dit.

AMÉDÉE, vivement et regardant Adine.

Parce que je pensais... parce que je croyais...

ADINE, de même.

Oui, ma bonne maman, Monsieur se trompait... il sait bien, maintenant, que je ne veux pas encore me marier.

MADAME DE CHAVANNES.

Bien vrai ?...

AMÉDÉE.

Oui, Madame, Mademoiselle me le disait tout à l’heure.

MADAME DE CHAVANNES, gravement.

C’est fâcheux !... nous aurions fait les deux noces ensemble.

AMÉDÉE.

Ô ciel !

ADINE, avec émotion.

Comment, les deux noces ?

MADAME DE CHAVANNES.

Eh ! oui, sans doute, M. Amédée se marie, il épouse une personne qu’il aime... qu’il adore !

ADINE, avec joie.

Est-il possible ?

MADAME DE CHAVANNES.

Et à qui il donne tous ses biens... C’est du moins ce que m’a dit son notaire en me remettant, ce contrat que M. Amédée veut absolument soumettre à mes conseils et à ceux de mes amis.

ADINE, vivement.

Et vous l’avez lu ?

MADAME DE CHAVANNES, montrant le papier qui est cacheté.

Pas encore.

Faisant le geste de rompre le cachet.

Mais nous allons, ici, avec le général, et en famille...

AMÉDÉE.

Non, Madame... non, de grâce, ne le regardez pas... Je voudrais en ce moment...

MADAME DE CHAVANNES, avec malice.

Y faire peut-être des changements ?

ADINE.

Pourquoi donc ?...

AMÉDÉE, avec embarras.

Oui, Madame, un changement important...

MADAME DE CHAVANNES.

Nous le ferons ensemble.

ADINE, vivement.

Certainement, certainement...

À madame de Chavannes qui lit tout bas.

Eh bien donc ?...

MADAME DE CHAVANNES, lisant.

C’est très délicat, très généreux... il donne tous ses biens à sa future.

ADINE.

Et cette future... son nom ?...

MADAME DE CHAVANNES, avec malice.

Je ne peux pas lire... Ah ! dame je n’ai pas, comme toi, mes yeux de quinze ans.

ADINE, à part.

Dieu !... quelle patience !

MADAME DE CHAVANNES, avec intention.

Et puis, quand il écrivait ce nom, il ne voyait pas sans doute... ou il voyait mal.

Prenant son lorgnon.

Mais, maintenant, cela devient plus clair... et l’on peut facilement voir le nom de celle qu’il aime.

ADINE.

Et c’est...

MADAME DE CHAVANNES.

Toi, mon enfant.

ADINE.

Ah ! je m’en doutais bien.

Amédée a poussé un cri et est tombé à genoux devant le fauteuil de madame de Chavannes ; Adine, de son coté, en fait autant.

AMÉDÉE.

Grâce et pardon !

MADAME DE CHAVANNES, assise entre eux deux.

C’est bien !... voilà votre vraie place, à genoux près de mon grand fauteuil.

Les regardant quelque temps en silence.

Enfants que vous êtes, nous avez-vous donné assez de mal, à moi

Montrant Bresson.

et à Monsieur !

BRESSON, s’essuyant le front.

J’en suis tout en nage.

MADAME DE CHAVANNES.

Et tout cela pour vous amener là...

ADINE et AMÉDÉE.

Que dites-vous ?

MADAME DE CHAVANNES, étendant ses mains sur leur tête.

Que votre grand’mère vous bénit.

À Amédée, l’amenant au bord du théâtre, et à voix basse.

Eh bien ! Monsieur, êtes-vous content du changement que j’ai fait ?

AMÉDÉE.

Est-il possible !... vous consentez ?...

MADAME DE CHAVANNES.

Pas maintenant, mais dans trois ou quatre mois.

À Amédée qui fait un geste d’impatience, et l’amenant au bord du théâtre et à voix basse.

Car, de bon compte, mon cher ami, voici trois amours en vingt-quatre heures ; c’est conforme aux règles d’Aristote, mais non à celles d’un bon ménage.

AMÉDÉE.

Ah ! maintenant, c’est pour toujours !

MADAME DE CHAVANNES.

J’aime à le croire... car, cette fois du moins, toutes les convenances se trouvent réunies... Mais, pour plus de sûreté, nous attendrons.

BRESSON.

Trois mois, quand ils s’aiment...

MADAME DE CHAVANNES, à demi voix.

Raison de plus ; ils s’adoreront !

ADINE.

Il n’a donc jamais aimé que moi ?...

MADAME DE CHAVANNES, regardant Amédée en riant.

Certainement !

BRESSON.

Et ce pauvre Didier... qui, après tout, est un excellent garçon ?

MADAME DE CHAVANNES.

Je lui ai tout dit, et j’ai pour lui en vue maintenant un autre mariage qui réussira peut-être.

BRESSON.

Comment cela ?...

 

 

Scène VII

 

AMÉDÉE, ADINE, MADAME DE CHAVANNES, BRESSON, DIDIER

 

DIDIER, vêtu en noir, et s’avançant près de Bresson qu’il salue.

Je viens, Monsieur, et sous les auspices de madame de Chavannes, vous demander en mariage mademoiselle Paméla, votre fille, dont les vertus me conviennent à merveille.

BRESSON, lui tendant la main.

Monsieur, c’est moi qui me trouve très heureux et très honoré...

Bas à madame de Chavannes.

Vous lui avez dit l’inconvénient ?...

MADAME DE CHAVANNES, de même.

Oui, général, ainsi que la dot... et tout lui convient.

BRESSON, de même.

À merveille !

DIDIER, à part.

Ma charge est payée !

BRESSON.

Ma tâche est remplie !

MADAME DE CHAVANNES, entre ses enfants, et leur prenant les mains.

La mienne aussi !

PDF